Discontinuité, marges, imprévisibilité : l’insaisissable Paula

On entre brusquement dans le film. On s’y heurte d’abord. Un peu comme Paula qui se frappe la tête contre la porte de Joachim, s’entaille le front et s'effondre dans le couloir.


Les présentations sont faites, enfin pas tout à fait. On découvre formellement Paula à travers le regard étonné d'un interne de l'hôpital où Paula trouve son premier refuge. Instable, celle-ci passe du rire au cri, de la fierté au pathétique, de la colère à la résignation en passant par l'inquiétude et, ne l'oublions pas, par le pleur. Une brèche est ouverte chez Paula et avec sa cicatrice sur le front, elle apparaît au monde comme ouvertement blessée et fragile.



Je suis un peu limitée intellectuellement



avoue-t-elle à l'interne. Mais c'eût été trop simple de terminer cette scène en nous laissant une Paula affaiblie et vulnérable. Aussi, quand l'infirmier tente de la rassurer en lui rappelant qu'elle est une "jeune femme libre", cette dernière fracasse-t-elle un négatoscope accroché au mur. Pas si inoffensive que cela la Paula.



Montage, discontinuité, irrationalité



Sitôt posé devant l'objectif, son personnage nous échappe, insaisissable. La performance de Letitia Dosch est à cet égard prodigieuse : elle se métamorphose de plan en plan, si imprévisible qu'on croirait qu'elle improvise le texte pourtant si précisément écrit par Léonor Seraille.


Cette inconstance de caractère est rendue à merveille par les cuts brutaux entre plans fixes, juxtaposant abruptement les changements de jeu ou de décor. Loin d'être un procédé liant les plans consécutifs, le montage participe au contraire ici à créer entre les différents espaces-temps une discontinuité qui donne au spectateur un temps de retard sur Paula.


On notera également qu'habituellement, le panoramique, qu'il soit inscrit dans un plan séquence au steadycam ou dans une séquence montée, permet de donner à l'espace filmique une certaine cohérence. Lorsque la caméra tourne sur son axe, on découvre le décor tel qu'il entoure le personnage et on comprend le sens, la direction, la logique de ses déplacements. Suivre Cléo dans le Paris de Varda, à travers notamment l'usage de séquences panotées ou en traveling - qui permet le même défilement du décor -, c'est comprendre le parcours du personnage dans toute sa rationalité. En effet, Cléo connaît Paris comme sa poche, se permet des détours plaisants mais sait exactement où elle va. Elle occupe son heure et demi d'attente et de film comme on occuperait une semaine. A l'inverse, pas de panoramique pour Paula que l'on découvre systématiquement au détour d'un cut au creux de l'action, alors qu'elle se trouve déjà quelque-part, on ne sait trop où.


Léonor Seraille crée ainsi un espace irrationnel que Paula arpente, nous traînant à sa suite sans que l'on ne la comprenne réellement. Alors que l'héroine de film quitte un plan pour se retrouver logiquement dans le suivant, la même certitude ne s'applique pas avec Paula qui est toujours au plan suivant exactement à côté de là où on l'attendait.



Paris, ses marges et Paula



C'est un drôle de Paris que nous découvrons aux côtés de Paula. Celui des chambres de bonnes miteuses, des lavomatiques, des clubs souterrains, des métros... Autant de lieux marginaux et hauts en couleurs - capturées par la charmante photographie d'Emilie Noblet -, dans lesquels Paula, ses cheveux roux et sa veste tape-à-l’œil parviennent à trancher malgré tout.


Car Paula est avant tout une excentrique. Elle est celle qui crie dans la rue à la fenêtre de son ex ... avec son chat. Elle est celle qui discute dans le métro, ni par ennui ou rébellion mais avec naturel, et nous la remercions. Elle est l'Amy Winehouse du rouleau de PQ et la danseuse étrange et solitaire de fin de soirée. Souvent renvoyée dans les marges du plan à l'occasion de cadrages décentrés, elle l'est aussi dans la vie, errant de plan foireux en plan plus foireux, de petit job en garde d'enfants. Même sa mère l'écarte. Elle ne semble voir en Paula que l'échec d'un ancien mariage duquel elle ne sait pas se relever. Sa fille semble, sur ce point, bien plus mature qu'elle, nous y reviendrons.


Paula c'est cette alternative entre personnage central et excentricité. Elle polarise autour d'elle les autres personnages du film qui s'avèrent être tout aussi intéressants que notre héroïne fort peu héroïne : Ousmane : grand gaillard si doux, si seul ; Yuki : reine de la nuit et des apparences, originale et sympathique ; Lila : fille de sa mère mais toujours petite fille ; La gynéco etc. Les personnages les moins profonds sont ceux de l'establishment : Joachim et la mère de Lila, caricaturalement fixés dans leurs positions. Paula et sa candeur apportent beaucoup à tous ces personnages qui doivent simplement accepter de recevoir ces petites leçons fortuites de la vie. Personnage central donc, rayonnant, mais Paula est aussi ce personnage constamment déconstruit qui cesse dès lors d'être un personnage pour devenir une jeune femme. C'est ce qu'il faut entendre par ce terme qui peut sembler être l'enjeu du film.



Etre une jeune femme, être, saisir l'imprévu



Venons-en ainsi, certes tardivement, aux faits : qu'est-ce que filmer une jeune femme ?


C'est d'abord filmer un âge de la vie. Celui où l'on n'est plus une jeune fille qui se cherche, et où l'on est censée se trouver et se déterminer. Mais voilà, Paula est a priori très loin de se trouver ! A-t-elle seulement songé à se chercher ? Comme nous l'avons montré, la logique de Paula relève bien plus de l'indétermination. Non pas qu'elle soit folle, elle emprunte simplement des voies détournées. L'idée de se fixer lui déplaît :



La stabilité, c'est l'ennui.



avoue-t-elle à sa gynéco. "Pierre qui roule n'amasse pas mousse" dirons-nous. Mais la mousse c'est vert, c'est moche et moite.


Ainsi, Paula embrasse pleinement l'imprévu, allant jusqu'à se faire passer pour l'amie d'enfance qu'on croit reconnaître dans le métro. C'est que, pour Joachim comme pour Yuki, Paula s'attache en fait davantage aux gens qu'aux circonstances. Pourquoi pas un ou une nouvelle amie ? Pourquoi pas des crêpes ou une sortie barbe-à-papa ? Pourquoi pas, même, un bébé ? Dans son insouciance, Paula est encore une enfant qui veut s'amuser avec Lila, qui essaie simplement ce que la vie a à lui offrir. Essayer c'est dire oui, et dire oui c'est, selon Nietzsche, l'objet de la troisième métamorphose qui fait de nous des enfants à nouveau. Essayer c'est accepter aussi de pouvoir se tromper, parce qu'"à la limite, la vie c'est ce qui est capable d'erreur" dirait Foucault. Essayer, c'est exister. C'est de ses erreurs que l'on grandit, et Paula grandit, un peu. Tout simplement parce qu'elle arrive en dernier lieu à savoir ce qu'elle veut, et qu'elle le dit. En refusant de garder son bébé, Paula avance. La fin du film peut s'interpréter en ce sens.


Il semblerait que Paula ait réussi à tourner la page de ses problèmes du présent et qu'elle se tourne désormais vers l'avenir, emplie de bonne volonté pour vivre sa vie de femme.


Une volonté d'adulte et une insouciance d'enfant, voilà ce qu'il vous faut pour affronter les cabosses de la vie.

EganTizzoni
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le 1 déc. 2017

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