Joel, une enfance en Patagonie par Christine Deschamps

Aaah, la Patagonie ! Ushuaia, les confins du monde, les terres sauvages, le blizzard, les amérindiens taiseux et résilients, les baleiniers de Sepúlveda, tout ça, ! Mais aussi ses petites villes banales pleines de gens ordinaires, avec leurs boulots normaux et leurs aspirations naturelles. Telles que celles de ce couple qui ne parvient pas à avoir un enfant et a fait une demande d'adoption. On fait sa connaissance le jour où arrive le coup de fil tant attendu et redouté à la fois : un petit attend à Ushuaia. Mais ça n'est pas un bébé, car Joel a déjà 9 ans. On suit pas à pas les joies et les doutes de ces jeunes parents en devenir, qui ont 6 mois pour faire leurs preuves, dans un mélange d'espoir et d'angoisse criant de vérité. Le petit arrive, après une entrevue avec une juge, et il faut trouver le bon ton entre les effusions qu'on réprime et l'autorité parentale qu'on exerce timidement. Tout ceci est si universel qu'on se sent comme chez soi dans cette Argentine si lointaine. Sauf que les relations sociales y sont bien différentes de celles qui nous unissent ici, en France. Tout est moins formel, plus souple et chaleureux, bien moins hiérarchisé et brutal, pour tout dire. Le tutoiement est de mise, même avec les juges et les enseignants; on discute avec eux comme avec des gens qui font partie d'une même communauté, avec les mêmes objectifs de concorde sociale, sans se soucier d'avoir devant soi des représentants de l'autorité de l’État. C'est bien plus agréable et rassurant que les "Madâme" longs comme le bras qu'on s'entend dès qu'on a la moindre question forcément stupide à poser à un responsable forcément débordé dans notre hexagone plein de stress. Mais il ne faut pas rêver, cette bonne intelligence argentine cache les mêmes passions que partout ailleurs, et la 2ème partie du film subvertit bien vite cette vision idyllique pour un Français, habitué à se prendre des sentences moralisatrices à longueur d'existence de la part du moindre petit responsable d'un minuscule bureau même très obscur de n'importe quelle institution publique ou privée. Enfin, ça permet quand même d'imaginer un peu ce que pourrait être la vie quotidienne sans les strates innombrables qui saucissonnent le corps social et les règlements prolifiques qui pullulent à tout propos, rendant n'importe quel acte suspect et le soumettant à la critique collective impitoyable. J'en rajoute à peine, chacun pourra aisément saisir ce que j'essaie de mettre en évidence dans sa propre expérience; c'est ce carcan invisible qui rend chaque retour de vacances en Espagne si pénible : à peine remet-on un orteil dans un train français qu'on sent cette tension malveillante s'emparer de l'espace collectif, où chaque voyageur est un envahisseur potentiel de son petit espace privatif. Mais passons. Le réalisateur veut ici démontrer l'hypocrisie sociale qui peut régner même dans une petite communauté isolée, donc nécessairement solidaire. Il suffit qu'un élément extérieur incontrôlé - un enfant convient parfaitement - pour que le groupe resserre ses liens et fasse front sans pitié. La mère adoptive utilise une métaphore biologique pour définir ce phénomène de rejet, qui justifie l'expression "corps social" à elle seule. Il ne faut pas attendre de conclusion à cette histoire émouvante, même si c'est un peu frustrant quand on regarde un film, parce que le constat que le cinéaste fait met le doigt sur un problème contemporain en cours, qui n'est pas près de se résoudre. Pas tant que l'être humain reste soumis davantage à ses peurs qu'à ses élans de générosité. Mais la condition de parents est paradoxale, puisqu'il s'agit d'accueillir sans condition un petit être indépendant - un inconnu, même pour des parents biologiques - et de le défendre becs et ongles contre les dangers qui le menaceront immanquablement. L'amour et l'agressivité iraient-ils donc de paire, aussi paradoxal que cela puisse paraître ? Voilà un film pour réfléchir à la question. Le cinéma argentin a l'art de nous faire sortir de nos sentiers battus et de dénicher des acteurs assez impressionnants par leur naturel.

Créée

le 5 déc. 2022

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