Depuis l’incontournable performance d’Heath Ledger dans le Dark Knight de Christopher Nolan, l’ombre du Joker plane sur les productions cinématographiques de DC, comme un idéal désormais hors de portée. L’échec de Suicide Squad n’a pas été sans enseignement de ce côté-ci : il y a bien un personnage intouchable dans cette mythologie, et même le talentueux Jared Leto, certes bridé par les studios, n’a su redonner à cet univers son singulier sourire. C’est donc finalement au duo formé par le surprenant Todd Phillips et l’immense Joaquin Phoenix qu’incombe la tâche d’offrir au Joker l’un de ses pas de danse les plus brillants depuis ses premières apparitions sous les traits de Cesar Romero ou Jack Nicholson.


Une fois mis à l’écart quelques plans à la construction douteuse, notamment lorsque Todd Phillips choisit de lever maladroitement sa caméra de son trépied pour pénétrer dans l’appartement d’Arthur Fleck, l’ensemble de la réalisation se révèle somme toute irréprochable, témoignant d’une véritable maîtrise dans la gestion des lumières, celles d’une Gotham spatialement divisée, ainsi que dans le choix de ses couleurs, du vert-jaune envahissant aux carnavalesques teintes de bleu et de rouge. Parée de ses plus beaux atours, la réalisation enveloppe donc la non moins éclatante performance de Joaquin Phoenix, physiquement marqué par et pour ce rôle au cœur de l’abîme.


Premier véritable standalone pour le personnage, Joker joue brillamment avec l’épineuse question de l’identité de son protagoniste. Multipliant les contre-pieds, la réalisation donne un nom au Joker : Arthur Fleck. Mais loin de se complaire dans la simplicité de cette identification nominale, Todd Phillips rappelle rapidement le personnage à ses racines, celles d’un néant originel, d’une impossible identification pré-traumatique — adopté, le Joker n’a d’Arthur Fleck que le nom et la date véritable de sa naissance correspond en ce sens bien moins à sa venue au monde qu’aux premiers coups assénés par une figure paternelle violente et une mère négligente. Arthur émerge donc directement d’un chaos identitaire, familial et social ; il est le fruit d’une double-violence, de l’abandon et de l’adoption traumatique.


On regrettera néanmoins que Todd Phillips ne sache quoi faire de l’autre épineuse problématique qui gravite autour de la figure emblématique du Joker, à savoir la question de sa folie. S’il est habile d’avoir offert au personnage un handicap singulier, celui du rire incontrôlable, il est néanmoins regrettable de l’avoir retranché dans une définition relativement floue de la ‘folie’. Là où le ‘fou rire’ permet de donner au personnage une certaine consistance du fait d’un lien on ne peut plus évident avec un trait caractéristique et emblématique du Joker, les autres pathologies supposées d’Arthur Fleck n’apportent que très peu à la narration : la distorsion du réel et les fantasmes qui y sont liés, à l’instar d’une relation amoureuse rêvée, ne doivent en rien être une justification au basculement du personnage — son handicap traumatique, celui du rire donc, suffit bien amplement à conférer à Arthur une certaine fragilité, à faire de lui un personnage en marge que les politiques sociales de la ville finissent par abandonner. Je pose la question ici : quelle profondeur est apportée en faisant d’Arthur Fleck un sociopathe ? Todd Phillips ne prend-t-il pas ici le risque de soumettre le basculement violent du Joker à sa condition mentale, liant par là même la sociopathic du personnage à la notion de criminalité ?


Ce traitement de la condition mentale d’Arthur Fleck est d’autant plus regrettable que le propos socio-politique du Joker s’avère très riche. Le long-métrage offre un large panel de raisons pour lesquelles non seulement Arthur Fleck mais aussi et surtout tous les opprimés de Gotham pourraient basculer dans une attitude sinon violente, au moins résistante. C’est ici que le Joker de Todd Phillips convainc pleinement : loin d’imposer une perspective criminelle de la violence insurrectionnelle, il en fait une nécessité subversive, dans un environnement hostile pour les habitants les plus fragiles — point de manichéisme vis-à-vis les slogans ‘mort aux riches’, ils sont un cri du cœur meurtri de la ville. Arthur Fleck ne s’y trompe pas et reconnaît les êtres brisés par la vie dans la métropole, les pauvres et les freaks, allant même jusqu’à reconnaître que ses agresseurs en début de récit, une bande de jeunes hommes issus des bas-fonds de la ville, n’auraient été violents que parce que le système les avaient modelés de la sorte. Ville divisée où les plus aisés sont sourds aux slogans des plus démunis, obnubilés par un écran de cinéma, Gotham se fait le théâtre d’un renversement de la violence symbolique vers une violence physique perçue comme nécessaire pour faire bouger les lignes. Mais loin d’être un simple appel à l’insurrection, Joker est aussi et surtout une démonstration de ce à quoi la violence des élites peut mener. Inscrit dans la mythologie de l’homme chauve-souris, le long-métrage offre néanmoins toujours en creux une place à l’alternative, certes encore indéterminée, la figure d’un Bruce Wayne en devenir croisant finalement sans cesse le chemin d’Arthur. Constat amer d’une impasse pavée de chaos, Joker met au premier plan les abîmés de Gotham, tout en remettant en question la possibilité même d’une alternative future et viable.


Car si Batman demeure en effet une perspective en bout de course, force est de constater le travail de déconstruction du mythe qui est ici à l’œuvre. Thomas Wayne devient un politicien conservateur, qui n’a d’égard que pour le mérite et l’ordre, et il est désormais difficile de saisir comment son fils pourrait voir en lui un quelconque modèle. Cette absence de nuance est doublée une nouvelle fois par un discours regrettable sur la ‘folie’ de la mère d’Arthur, répété par Thomas Wayne et son majordome Alfred Pennyworth. Le meurtre des parents de Bruce Wayne, tout bourgeois soient-ils, nous conduit-il inévitablement vers un certain nihilisme, laissant croire que le jeune garçon choisira, lui aussi, de se laisser glisser vers l’abîme et de chasser le(s) meurtrier(s) plutôt que les causes structurelles et sociales de ce tragique événement ? Il est difficile de digérer ce renversement de la mythologie DC : Joker assassine la dynastie Wayne, et par extension Batman, comme Arthur assassine Murray Franklin, cette figure quasi-paternelle et rassurante vers laquelle lever les yeux quand tout n’est que tragédie autour de soi.


Joker pose en définitive un certain nombre de questions et interroge notre capacité à saisir les rouages qui conduisent au basculement tragique des opprimés. Tout n’est pas pour autant violent ici : de la légèreté des pas du Joker qui se laisse glisser au bas d’un escalier quotidiennement insurmontable au doux toucher de ceux qui reconnaissent en lui un nouveau martyr, le chaos devient finalement une enveloppe rassurante, porteur d’un espoir d’étreinte sociale. Retournement intéressant ici, dans la mesure où cette forme de reconnaissance succède à l’échec de recherche identitaire d’Arthur : c’est finalement, une nouvelle fois, le chaos qui le baptise et lui offre une place dans cette société qui l’a toujours rejeté.


Dans un ultime pas de danse, le révolté Arthur Fleck sublime son existence et donne corps à un fantasme de renouveau — mais, une fois l’expérience de la violence subversive achevée, comment reconstruire le corps social ? Joker offre une belle tribune aux abîmes et aux abîmés, mettant en lumière l’urgence qui gronde dans les zones délaissées et dénigrées par les puissants. Avec un sourire, la révolution ?

vincentbornert
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le 13 oct. 2019

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