Du mythe américain à la tragédie sociale : le Comic sort de sa boîte

Pour analyser le Joker de Todd Phillips, actuellement en salles, j'aimerais faire se rencontrer deux champs d'étude bien distincts, parce que je m'attends à ce qu'ils soient traités séparément dans les principaux organes critiques à large audience : la mythologie américaine et tout ce qui relève de la psychologie et de la sociologie. Je vais faire appel aux deux analyses du film afin de mieux comprendre leurs points de rencontre et leur interdépendance.


1. Le mythe américain et son antagoniste


Dans l’entertainment, le mode binaire est de mise. Pour propulser l’histoire originale et apolitique d’Arthur Fleck au degré de puissance concentré par les franchises les plus identifiables au monde et leurs principaux distributeurs (Warner Bros, Disney…), Joker doit se cantonner aux lois de l'univers DC Comics actuel, avec ses lois et son autorité issues de son leadership au box-office mondial. Ce qui laisse peu de place à autre chose qu'un réquisitoire défensif, comme en procès, pour celui que l’on avait toujours montré jusqu’ici en monstre antagonique, mythe opposé à ceux des héros propagateurs de paix, d’ordre et de lois comme Batman, parmi tant d’autres vedettes du soft power américain.


De là les références strictes aux autres objets spirituels de l’univers DC Comics qui parsèment le film, en plein double-discours avec l’histoire originale d’Arthur Fleck, auxquelles ont doit ajouter les références plus auteuristes aux films de Martin Scorsese (qui laissera finalement sa place dans la production à sa co-productrice, Emma Tillinger Koskoff, sans que cela ne change rien à la question). La paternité la plus écrasante est donc instituée et elle me rappelle, avec l'air maussade, la dépendance des peintres et sculpteurs des icônes chrétiennes aux canons esthétiques du clergé et de la noblesse au Moyen-Âge. C’est apparemment toujours à un prix similaire que l’on est en mesure de rassembler les 55 millions de dollars et l'aura culturelle nécessaires à la production et surtout à la diffusion internationale d’un long-métrage de cinéma aujourd'hui.


2. La tragédie sociale


Mais par distance avec la commande, Joker s’évertue à dresser scientifiquement le tableau clinique d'un citoyen new-yorkais (Gotham idéalise New York comme le Joker idéalise Arthur Fleck), citoyen aux prises avec son quotidien cauchemardesque dans une société qui l’agresse personnellement, ce qui le poussera aux crimes auxquels le destine l'aggravation de sa psychose. En ceci, sans la prescience des futurs déjà représentés du clown anti-héros, la tragédie est le genre de Joker.


Toutefois la tragédie elle-même n'a rien de novatrice face aux genres des autres prequels, bien au contraire : ça semble plutôt de coutume de traiter les prequels par la tragédie, coutume insufflée par la raison, puisqu'un prequel s'évertuera, logiquement, à représenter le chemin causal d'apparence implacable ayant eu pour conséquence tragique l'apparition d'un personnage célèbre au début de l'histoire dominante. Ce qui fait la superbe de Joker, c’est de traiter à l'intérieur de cette tragédie des péripéties relevant de la psychopathologie ou de la psychologie sociale comme autant de deus ex machina dans le destin tragique d’Arthur Fleck. Il n’est d'autant pas anodin pour un film de l’entertainment de cibler des antagonistes, à travers les agresseurs d’Arthur Fleck, qui sont des figures écrasantes et patriarcales de la classe sociale dominante, encore de nos jours.
C'est par là que le film devient politique. Non pas par l'apparente légitimation de la violence urbaine (le clivage institutionnalisé sur les gilets jaunes oriente ces premières critiques infécondes et clivantes du film), sinon le même reproche serait fait à même degré à n’importe quel film illustrant avec bienveillance des révoltes anarchiques et sanglantes comme dans Us, American Horror Story… pourquoi pas La Nuit des Morts-Vivants ou même Metropolis ? C’est bien la force politique que possèdent ensemble la pertinence artistique et l’évidence de l'entertainment qui hystérise les débats, pour les plus médiatisés, infertiles et sans analyse dialectique, à la sortie de Joker.


3. Le Comic sort de sa boîte


L'héritage professionnel et financier en plus, le statut de victime objective de l’ordre social en moins, Bruce Wayne reste affectivement dépendant, comme Arthur Fleck. Mais à quel futur Bruce Wayne pourra-t-on maintenant s’identifier avec sympathie, excusant sa violence contre un pauvre malade ? Il est aussi alourdi par une nouvelle part de l'héritage paternel, le laisser-aller à la solution directe : frapper au visage un homme, certes étrange et harcelant, mais à l’époque encore relativement innocent. On pouvait déjà lui reprocher son mépris de classe, son goût pour les hautes technologies, et son ascendance aristocratique, identifiables comme différents traits culturels écrasants. Maintenant l'icône s'effondre.


Il existe une dernière référence. Elle s’exonère de la puissance marchande au profit d’un lien seulement spirituel. A travers Arthur Fleck déambulant en clown dans les rues de New York, transparaît l’immigré inadapté socialement et injustement victime du quotidien que Charles Chaplin campait dans le genre burlesque. Les figures de l'Amérique populaire se font écho, avec au milieu celle des héros des années 1970 de Scorsese (Taxi Driver)… à une époque où Scorsese paraissait beaucoup moins évident, y compris pour lui-même.
Ces icônes viennent perturber le Joker des foules, la figure mythologique, allégorie du chaos qui répond aux fantasmes populaires de destructivité. Le Joker est avant tout le dieu moderne du chaos dionysiaque. Arthur Fleck humanise son image et révèle un homme que les destinées spectaculaires n’intéressaient guère. Derrière sa mégalomanie pathologique, Arthur Fleck ne recherche que l’amour de son parent.


Quintessence de la superbe de Joker, c’est par cet exercice précis de déconstruction de l'icône mythique qu’il atteint un propos moderne nécessaire : la réalité du chauffeur de taxi anonyme de Scorsese devient aussi celle du fameux Joker. L’allégorie est redescendue au même niveau que celui de l’individu perdu dans la masse. Un rire compulsif, lancé contre la tension sociale et ceux qui l'entretiennent, est sorti de la boite, réputée hermétique, de l’entertainment.

JulesPluquet
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le 16 oct. 2019

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