Les absents ont toujours tord : Comment dénoncer les faiseurs de guerre sans les nommer

Une fois fait le balayage du temps, il demeure les oeuvres de pure déconstruction des différentes règles établies sur l’expression libre de la nature humaine. La Règle du Jeu, en beaucoup l'équivalent du Citizen Kane américain, est de celles-ci.

A la fois par une approche avant-gardiste de la question artistique inspirée par le grand respect observé devant la nature, et son humanisme candide, Jean Renoir est le digne fils de son père Pierre-Auguste, au détail près que le fils réalise des films quand le père peint. Un détail, puisque les deux exemples d'humanités se sont déjà accordés sur le fond.

Sorti en 1939 et parlant de la société de 1939, le film connaît sa propre guerre autour de sa réception : on pouvait redouter que les salles projetant le futur film préféré de François Truffaut soient brûlées par les plus virulents opposants au message porté. Mais quel est-il, ce message porté ?
Est-ce un pacifisme naïf, entre les nations et les hommes, que réclame la Règle du Jeu ou bien un dilemme bien plus incertain ?

Je dirais que si La Règle du Jeu avait été seulement (j’allais dire bêtement) pacifique, on l’aurait sans doute oublié au profit de la Grande Illusion, autre film de Jean Renoir bien plus précis et direct sur le sujet.
Mais le fait est que Jean Renoir, comme il l’indique au début de son autobiographie « Ma vie, mes films », a vécu sa vie au rythme des amitiés qu’il a eu le bonheur de nouer. Je suppose alors que celui qui évoque la vie comme celle d’un bouchon de liège suivant le cours d’une rivière, tentant de flotter entre ciel et mer, a vécu la guerre, et les mois la précédant, comme un profond déchirement entre ses sympathies allemandes et françaises, internationales en général. Pour meilleure preuve, Bertrand Tavernier, généreux historien du cinéma français, raconte dans son documentaire que c’est ce même Jean Renoir que Gabin, l’insoupçonnable, qualifia de « pute » en évoquant l'inclination qu’il manifesta un jour pour le régime national-socialiste. En quête d’une solution aux rapports clivants, simplistes et définitifs, Jean Renoir s’est évertué à observer les comportements de chacun dans l’espoir de tous les réunir un jour.

I. L'humanisme candide de Jean/Octave

Largement autobiographique, comme le personnage de Charles Foster Kane campé par Orson Welles dans Citizen Kane, l’aventure d’Octave, campé par Jean Renoir dans son propre film, le révèle en entremetteur du jeu amoureux initié par son ami, l’aviateur André Jurieux, héros national, qui réussit à traverser la Manche en avion.
C’est de son amour sincère mais naïf pour Christine de La Chesnaye, d’origine autrichienne et mariée au marquis Robert de La Chesnaye, de confession juive, que naît l’intrigue romantique inspirée par les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset.

Ce rappel permet de spéculer sur les réalités sociales décrites en même temps que le regard que Jean Renoir porte sur celles-ci.
Avant que les tourments de l’Histoire nous poussent à l'associer aux Alliés, puisqu’il part pour les Etats-Unis, dans une analyse manichéenne tristement de vigueur pour cette époque, Jean Renoir est fondamentalement pacifiste et recherche ce qu’il appelle « la réunion des hommes ». Sa position d’entremetteur dans la guerre sentimentale du film évoque cette aspiration à l'amour qui apaisera tous les rapports humains. Cet humanisme candide est à la source de la pureté des émotions conflictuelles représentées avec brio tout au long du film en même temps que de la pertinence de son observation des comportements de chacun.

Et justement, cette romance prend place dans une comédie sociale aux accents de Marivaux et Beaumarchais. Conformément au style des comédies de boulevard que Jean Renoir adore voir à Paris, les intrigues secondaires entre les serviteurs font écho à l’intrigue principale qui concerne les maîtres. Les unités de lieu, d’espace et de temps sont quasiment respectées dans la résidence de campagne en Sologne du couple La Chesnaye dans laquelle doit se dérouler un week-end de chasse. Pas de volonté bornée là-dedans de se conformer aux règles classiques, mais le huis-clos apporte ici le cadre de l’échantillonnage scientifique qu’il conviendrait de tenir en cas d’étude sociale sérieuse, ce que semble rechercher Jean Renoir pour contrer le trouble qu’il ressent alors : « Je l’ai tourné absolument impressionné, absolument troublé par l’état d’une partie de la société française, d’une partie de la société anglaise, d’une partie de la société mondiale. Et il m’a semblé qu’une façon d’interpréter cet état d’esprit du monde à ce moment était précisément de ne pas parler de la situation et de raconter une histoire légère, et j’ai été chercher mon inspiration dans Beaumarchais, dans Marivaux, dans les autres classiques de la comédie ».

II. 1939 : le film pacifiste provocateur

Une fois observées ces différentes racines du film, on peut s’arrêter sur l’« état d’esprit du monde » dont il est question dans La Règle du Jeu sous le voile jovial de la comédie : un état d’esprit terrifiant dans lequel chacun, qu’il soit riche ou pauvre, bon ou mauvais, songe à des changements radicaux de vie sentimentale, professionnelle… Un état d’esprit troublé, où fourmillent les accès compulsifs d’amour et de violence. Je pense que c’est la complexité assumée de cette représentation des affects de la société de 1939 à laquelle est hostile la majeure partie des spectateurs qui rend la sortie du film désastreuse. Les gens sont alors assommés de propagande anti-allemande pour mobiliser les pulsions belligérantes et les nouvelles lois allemandes antisémites, pointées du doigt dans des débats que j’imagine à l'époque hystériques, semaient sans doute déjà le trouble chez les futurs pétainistes. C’est à cette société que Jean Renoir va tendre un miroir en racontant un week-end en campagne française organisé par un couple de haute naissance composé, et le spectateur de 1939 les y réduira sans doute, d’un juif et d’une autrichienne.

III. Symptômes du trouble et représentations de l'ordre social

Pour autant, une fois expliquée la provocation ressentie chez des esprits patriotiques de l'époque qui excluent toute recherche de vérité au profit d’un engouement national (nécessité par la menace imminente de la guerre), on n’explique toujours pas la pertinence du propos de Jean Renoir à travers le temps et son ascension au titre de meilleur film français de tous les temps. Les traumatismes de la guerre ont eu le temps de se cicatriser et une analyse plus riche du film est redevenue possible.

Au-delà du trouble global, j’ai le sentiment que ce sont les manifestations symptomatiques des troubles, liés à la futur guerre, par chacun des personnages du film qui frappe les consciences par sa force dramatique. Stanley Kubrick, dans un contexte différent, voyait dans le sujet des guerres un levier dramatique évident. De même, les symptômes de cette société malade forment le terreau dramatique idéal sans besoin d’évoquer les armes, voire de tourner des scènes de guerre (pudeur clairvoyante qu’appliquait déjà Jean Renoir dans la Grande Illusion). Par rapport à Kubrick enfin, Jean Renoir dramatisait d’autant plus que la guerre faisait parti de sa plus concrète réalité (Son autobiographie relate, entre autres, un épisode où il fut victime des violences des milices fasciste en Italie, avant de quitter l’Europe). Or son observation du genre humain ayant souvent été pertinente (Front populaire, révélateur de Gabin à qui il apprend à poser sa voix de chanteur au bénéfice de son jeu d'acteur…), il a eu l’intelligence de se servir du riche matériau dramatique disponible en 1939 dans les symptômes manifestes des troubles liés à la guerre imminente pour exposer les résultats de ses recherches.

Cet usage des symptômes, dans la dramaturgie, lui a fait choisir un jeu grandiloquent de type commedia dell’arte, rendant compte de l’hystérie des rapports humain à cette époque, comme de celle des personnages d’Underground d’Emir Kusturica sur lesquels tombent des bombes.

Comme nous le verrons, ces différents arcs dramatiques prenant appuie sur autant de troubles que l’on verrait comme pathologiques aujourd'hui, servent à porter le message de Jean Renoir qui est une critique sociale. Dans le cadre de cette analyse, il convient ainsi de dresser le tableau des différents mondes sociaux qui se rencontrent dans la Règle du Jeu. Ce sont bien les manifestations symptomatiques des différents personnages du film en fonction de leur rang social qui frappent les consciences.

Au-dessus du petit monde de Sologne, il y a les menaces de conflit mondial et les persécutions qui poussent l’autrichienne Christine et le juif Robert de La Chesnaye à rechercher le calme et la solitude de la campagne et, à deux pas dans les esprits belligérants, la fuite dans un palace d’exilés. L’aviateur André Jurieux, lui, est au contraire galvaudé par les foules gonflées d’orgueil patriotique sur le Bourget. Dans sa toute-puissance, il s’imagine pouvoir épouser Christine, mais plus pour la gloire que pour le sentiment. Ainsi lorsqu’elle lui cède enfin et le conjure de l’emmener loin, tel le prince charmant enlevant la dulcinée de sa haute tour, celui-ci tempère : il faut partir avec respect, prévenir le mari, car « enfin, Christine, il y a des règles ! ».

Dans le petit monde de Sologne, se trouve au sommet une Christine capricieuse, perdue dans l’élaboration de ses sentiments amoureux, et un Robert de La Chesnaye maître de cérémonie au rire triste, fanatique de jouets mécaniques et très attaché aux bonnes moeurs qui doivent tenir séjour chez lui, malgré tout, durant ce week-end de chasse. Les deux époux, fragilisés par leurs images publiques d’ennemis potentiels de la France se trompent sans détermination, par le chaos qui règne dans leurs émotions.

Juste en-dessous, avec Octave, se trouvent les invités : général militaire à la retraite, petits marquis, maîtresse hystérique, bourgeoisie industrielle… amusés par les « animations » du week-end, ils y participent gaiement sans jamais y prendre part vraiment affectivement. On ne verra aucun d’eux réellement attristé par la tragédie, le général allant même jusqu’à vanter le jeu solennel que maintient avec poigne un Robert de La Chesnaye pourtant en proie à une tristesse chronique, et mari trompé, lorsqu’il doit annoncer à ses invités la mort accidentelle d’André Jurieux, dont il pourrait pourtant personnellement se réjouir. Des personnes comme lui, « ça devient rare ! », vante le général en clôturant le film.

Tout en bas, enfin, les serviteurs et le majordome : bonne, garde-chasse, braconnier, cuisinier… Par leurs intrigues de premier degré, ils traduisent les hypocrisies des maîtres et témoignent de l’universalité du trouble gangrenant le reste du peuple français, auquel il doit réagir de façon épidermique, avec les moyens du bord : tirer sur les amants de leurs femmes, s’en aller par les rues chercher n’importe quel travail, se perdre dans la nostalgie du passé heureux des maîtres qu’ils partageaient avec eux.
Le braconnier Marceau dans ce monde-là récupère un rôle clé : attirant la sympathie du triste marquis de La Chesnaye par le conflit qu’il entretien contre le brutal garde-chasse Schumacher aux discours monotones, il devient employé de la maison (avec le costume saillant qui va avec et qui l’enorgueilli). Mais en perturbant les animations du domaine par le même conflit, il est prié par le même La Chesnaye de partir. Ainsi Marceau est employé et congédié au gré des humeurs de son maître et l’apparente amitié entre les deux hommes se révèle sans lendemain.
La structure de la comédie classique conserve à travers les siècles une force implacable pour dénoncer la domination des uns sur les autres par les rapports maîtres/serviteurs. Mais à mon avis ce n’est pas le principal propos de la Règle du Jeu que d’opposer les La Chesnaye aux serviteurs de leurs maisons.

Par nature généreux dans sa bonté humaine, Jean Renoir épargne la majorité des personnages qui se retrouvent contraints à l’immoralité, comme le sont les La Chesnaye, André Jurieux, Marceau, Schumacher et Octave lui-même. Chacun d’eux porte des antécédents excusant leur conduite ou prouvant qu’elle leur échappait, comme animée par une force extérieure. C’est donc vers ceux qu'il n'épargne pas qu’il faut regarder de plus près : les invités.

IV. Le jeu trouble de Jean Renoir : les invités dictent la règle

Bourgeois, conseillers politiques, nobles à la cour du Roi, ministres, énarques… les vocables ne manquent pas pour désigner les membres de l'entre-soi régnant dans les hautes sphères du pouvoir et partageant les traits de la classe sociale dominante. Jean Renoir/Octave en fait lui-même parti, et la posture de traître qu’il est forcé de prendre pour dire ce qu’il a à dire pousse La Chesnaye à l’appeler « dangereux poète », à la fin de la 1ère partie du film.

Ces quelques uns que les « animations » du triste La Chesnaye amusent ne subiront aucune transformation à l’issue des péripéties de l’histoire. Ce sont les spectateurs aisés des drames du monde qui ne souffrent d’aucune angoisse vis-à-vis des conflits mondiaux, persuadés qu’ils sont d’avoir la part belle, qu’ils gagnent ou perdent. Dans leur confort, ils sont innatteignables mais ils atteignent jusqu'aux La Chesnaye, riches exilés mais persécutés par les propagandes de masse pour ce qu’ils sont. Sans leurs invités, les La Chesnaye n’ont plus rien du titre ostentatoire de marquis.

Et si leurs jeux politiques débouchent sur des crimes inhumains en nombre incalculables, comme la mort du héros national André Jurieux, ce sont de « déplorables accidents ». Schumacher a cru voir un voleur. Il est garde-chasse, il a tiré comme il en avait le devoir. Demain on pleurera les morts. En attendant, rentrons tous nous coucher, dehors il fait frisquet.

JulesPluquet
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le 22 oct. 2019

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