Sorti en 2000 dans la péninsule coréenne, Joint Security Area (JSA) était inédit sur les écrans français. Jusqu’à aujourd’hui puisque le distributeur La Rabbia s’est chargé d’une remasterisation pour lui offrir une nouvelle vie dans les salles obscures hexagonales. Il faut dire que Park Chan-wook est incontestablement le réalisateur du Pays du Matin Calme le plus adulé de sa génération. Véritable succès dans son pays, JSA permettra à Park Chan-wook d’embrayer sur sa Trilogie de la Vengeance initié par Sympathy for Mister Vengeance et conclu par Lady Vengeance avec en point d’orgue la déflagration que fût Old Boy, Grand Prix du Jury au Festival de Cannes 2004. En 2016, le cinéaste est retourné sur la Croisette où il a présenté Mademoiselle en compétition internationale, mais qui fût injustement oublié du palmarès. La ressortie de JSA n’est pas anodine au vu de l’estime portée à la filmographie de Chan-wook et de l’actualité brûlante autour des deux Corée. Critique de cinéma dans les années 1990, Park Chan-wook combinait sa profession avec la réalisation de courts et longs métrages qui ne sortaient jamais des frontières de son pays. Pour ce film de commande, le réalisateur s’est entouré de trois scénaristes et a demandé à ce qu’un personnage féminin soit intégré à l’intrigue pour éviter un film trop masculin. Le sujet est sensible car jusqu’en 1997 une censure sud-coréenne prédominait et interdisait de mettre en images la division des deux pays. Pour éviter un scandale, le film a entièrement été tourné en studio et pour l’anecdote, le décor du film existe toujours et peut être visité. A la sortie du film, les politiques -de gauche comme de droite- se sont insurgés contre ce qu’ils appelaient soit une trahison, soit une honteuse récupération commerciale. Cela n’empêchera pas le film de réaliser six millions d’entrées dans son pays, preuve que le public était concerné et intéressé par un tel sujet.



Un récit puissant sur le conflit nord-sud coréen vu sous le prisme de l’amitié qui trouve quelques beaux moments de légèreté avant une tragédie inéluctable. A noter un montage saisissant, non linéaire et permettant de distiller une tension bouleversante. Park Chan-wook avait déjà tout d’un grand.



A la suite d’une fusillade sur la Zone Commune de Sécurité qui sépare les deux Corée, un incident diplomatique a logiquement lieu. Les tensions vives des deux pays ennemis inquiètent les autorités internationales et une suissesse chargée de l’enquête va être envoyée sur place pour déterminer la nature de l’incident. Deux morts ont été retrouvés, mais les coupables sont déjà arrêtés. Ce qui intéresse les instances politiques, c’est le pourquoi de cet incident. La vérité ne sera pas si évidente. Dans ce propos, ce qui est intéressant, c’est que Park Chan-wook va interroger la notion du regard. L’objectivité ne pouvant pas avoir recours ici puisque les caméras de surveillance et les photographies ne montrent rien ou se focalisent sur l’inutile, voire détournent de la véritable signification des images. Chacun y va de sa manipulation et de ses idées préconçues – y compris le spectateur- pour tenter de dénouer l’affaire. Park Chan-wook use d’un montage complexe pour montrer à sa manière les événements et les comprendre. Ainsi à mi-parcours, ce n’est plus le travail de l’enquêtrice qui intéresse le spectateur, le regard se détourne pour se focaliser sur les flashbacks des différents protagonistes de l’affaire. D’un thriller policier, JSA se mue étonnamment et progressivement en un feel-good movie où les soldats ennemis de la frontière se mettent à pactiser dans l’ombre de leur hiérarchie pour (re)trouver une fraternité réconfortante. Ils jouent à des jeux, évoquent leurs vies respectives et tâchent le plus possible de ne pas évoquer leurs opinions communes. On rit de ces soldats d’un conflit qu’ils ne veulent pas, s’amuser à se cracher dessus, à se taquiner et à s’offrir des cadeaux. De grands adultes qui deviennent des gamins l’instant d’une nuit pour oublier les conflits et construire une humanité touchante. A cet instant, l’intérêt est désormais de savoir ce qui a pu aboutir à la tragédie. Les engagements politiques de chacun restent figés engrangeant quelques débats piquants et la peur d’être repérés par les hiérarchies communes distillent des sources de tension dans le groupe. C’était une belle intention qui se conclut par une finalité bouleversante où l’inévitable s’est joué.


Que dire de ce casting impeccable qui permet d’avoir de jeunes interprètes dans des rôles ambitieux et que l’on prendra plaisir à revoir par la suite chez Park Chan-wook ou ailleurs. Tout d’abord, Lee Yeong-ae (le Major Sophie Jean, chargée de l’enquête) qui apporte un regard extérieur fort et s’impose comme un personne féminin déterminé face au machisme des rangs et qui retravaillera avec Park Chan-wook six ans plus tard dans Lady vengeance. On ne présente désormais plus Song Kang-ho (le sergent nord-coréen Oh), incroyable d’humanité dans son rôle de soldat nord-coréen et véritable « muse » du cinéaste, présent dans la quasi-totalité de sa filmographie (de Sympathy for Mr Vengeance à Thirst) et le grand complice de Bong Joon ho, tenant les premiers rôles de Memories of murder, de The Host et Snowpiercer. Lee Byung-hun (le sergent sud-coréen Lee) incarne un soldat désabusé par sa situation et le conflit qui l’entoure. Le succès du film le propulsera sur le devant de la scène et collaborera à de nombreuses reprises avec Kim Jee-woon (A Bittersweet life, Le bon, la brute et le cinglé, J’ai rencontré le diable) avant une incursion par Hollywood (Terminator Genisys, Les 7 Mercenaires). Le casting est révélateur des inquiétudes humaines et de l’angoisse géopolitique qui règne, et à ce petit jeu, les interprètes sont remarquables. Park Chan-wook dira que face à ces performances, il lui a fallu se mettre à leur niveau et mettre correctement en valeur la transmission des émotions. Et il est incontestable de reconnaître que le réalisateur a su utiliser toute la lumière de son talent pour instaurer une tension, distiller des indices énigmatiques, mettre en avant l’absurdité de la situation, jouer avec le regard du spectateur et le faire douter sur la vérité. Pas étonnant que le Sueurs Froides (Vertigo) d’Alfred Hitchcock soit cité comme son inspiration principale. Remercions La Rabbia pour ce travail de distribution car il donne une opportunité immanquable de voir ou revoir Joint Security Area sur grand écran dans une version 4K d’excellente facture et de découvrir le travail d’un cinéaste qui marquera internationalement la décennie suivante. Le film n’a pas perdu de son charme et conserve encore un propos d’actualité fort. Une nouvelle preuve que la Corée du Sud est un joyau de la production cinématographique mondiale. Depuis la sortie de Mademoiselle, Park Chan-wook est occupé par l’adaptation de La Petite Fille au Tambour de John Le Carré en série télévisée.


Critique à retrouver sur CSM.

Softon
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le 26 juin 2018

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Kévin List

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