JSA n’a pas volé sa place au rang des incontournables du cinéma asiatique, et pour cause : le film, qui fut à sa sortie le plus gros succès du box-office national, réunit trois figures talentueuses devenues depuis emblématiques du cinéma coréen contemporain. Derrière la caméra, Park Chan-wook réalise l’œuvre qui lance véritablement sa carrière, tandis que les acteurs Lee Byung-hun et Song Kan-ho interprètent avec justesse des héros nuancés, attachants, mais malgré tout proprement tragiques. En comparaison, les rôles secondaires restent un peu en retrait de la synergie de ces deux personnalités, et l’enquête des dignitaires de la Commission de supervision des nations neutres peine à se montrer aussi convaincante, mais elle offre une contextualisation et une trame narrative essentielles à la dynamique scénaristique. En outre, cette présence d’un point de vue extérieur et dépassionné aide à maintenir un équilibre crucial à l’égard de la sensibilité du cadre choisi.


Park Chan-wook s’attaque en effet ici à un sujet politique d’autant plus délicat qu’il reste douloureusement actuel : le conflit entre les deux Corées, et l’espoir de leur réunification. Une telle thématique regorge d’écueils, en particulier ceux de prendre un parti ou de céder à un excès de bons sentiments. Pourtant, bien que l’essentiel de la narration ait lieu du point de vue d’un militaire de la Corée du Sud, et que l’on développe de fait naturellement plus d’empathie pour celui-ci, il n’apparaît ni moralement supérieur, ni plus épanoui que son confrère du Nord. Ce dernier est peint comme un officier digne, expérimenté, raisonnable, fier de sa nation sans être aveugle ni fanatique. Certes, il se livre, pour détourner les soupçons à son encontre, à un étalage excessif de nationalisme qui laisse deviner les pressions qui pèsent sur lui, et il apparaît curieux et envieux de la culture et des inventions des états ennemis, mais cela ne se traduit pas pour autant par un désir d’abandonner la Corée du Nord : plutôt, il est habité par une volonté sincère de voir la situation de son pays s’améliorer depuis l’intérieur.


Pour autant, JSA ne verse pas non plus dans un sentimentalisme forcé. L’amitié qui se noue entre les soldats n’est jamais oublieuse des différences qui les séparent, et qui restent fondamentalement infranchissables : leur complicité contourne leurs convictions contradictoires, mais ne les efface pas. Si chacun respecte assez l’autre pour ne pas tenter de lui imposer ses valeurs, c’est parce qu’il sait que ses propres positions sont inébranlables. Il en résulte un soupçon de froideur et de méfiance qui fait persister une indélébile tension, désagréable rappel que la situation pourrait basculer à tout instant. Cette paranoïa est cependant habilement contrebalancée par une camaraderie espiègle et parfois triviale, dont le caractère presque enfantin ne laisse pas de place à la malhonnêteté ou aux intentions cachées. Le mélange des tons parvient ainsi à communiquer le prix d’une solidarité aussi précieuse qu’elle est fragile – à l’image des efforts qui peuvent être faits en faveur de la réunification à tous les niveaux.


Il existe de fait une fracture marquante dans le portrait des héros qui, lorsqu’ils se retrouvent ensemble dans le petit poste de garde frontalier, se laissent aller à une grivoiserie adolescente mais qui, une fois séparés à nouveau par la ligne de démarcation, sont contraints par la situation à revenir à une circonspection calculatrice. C’est de cette séparation entre leur insouciance en privé et les responsabilités auxquelles ils sont soumis en tant que militaires et plus largement citoyens de leurs pays respectifs que naît la dimension tragique du film. Le destin des hommes, en effet, ne leur appartient pas, car il est conditionné à leur appartenance nationale. Leurs élans fraternels paraissent futiles en comparaison de la violence de la réplique à laquelle ils s’exposent, sur laquelle ils n’ont plus vraiment de prise. Une fois brisé le fragile aparté qu’ils ont su creuser dans son flanc, c’est l’Histoire qui reprend ses droits, machine implacable broyant toute individualité sur son passage.


Par ce biais, on retrouve le thème du fatalisme qui domine la trilogie de la vengeance que Park Chan-Wook réalisera par la suite. Cependant, on n’y trouve pas la même ironie ludique, la même malice sadique que dans celle-ci. Sympathy for Mr Vengeance se joue du manque de contrôle de son héros sur les conséquences de ses décisions, tandis qu’Old Boy interroge la notion de libre-arbitre et que Lady Vengeance met en scène l’impossibilité de s’approprier ses tragédies intimes. JSA, quant à lui, se contente de rendre apparente la vanité des choix individuels, avec une progression narrative moins insidieuse mais d’autant plus éloquente que son dénouement est abrupt. Puisque l’issue funeste des événements est connue du spectateur dès le début, ce n’est pas par art de la révélation ni par tour de passe-passe scénaristique, mais bien par la seule maîtrise de sa charge émotionnelle que le film parvient à faire exister un écrasant sentiment d’impuissance et d’injustice.


C’est que la forme de l’œuvre est également notable et soutient habilement le fond tragique de l’intrigue. Si l’on n’atteint pas encore le raffinement des compositions des réalisations ultérieures de son auteur, la photographie témoigne malgré tout d’un sens aiguisé de la mise en scène. Bien que le huis clos du poste de garde et l’austérité des bâtiments diplomatiques qui voient se dérouler l’essentiel des scènes soient peu propices à l’inventivité, le dynamisme du montage fait rapidement oublier ces restrictions. Le découpage des scènes et l’utilisation adroite de l’ellipse permettent en outre d’insuffler le sentiment de la durée nécessaire à la maturation de l’amitié des personnages sans que le rythme ne s’en ressente. Cependant, c’est surtout la musique, accompagnant les scènes-clés avec une mélancolie toujours mesurée, qui participe à canaliser les émotions du spectateur.


Le film offre ainsi le portrait nuancé et poignant d’une fraternité entre des militaires que les circonstances rendent ennemis. En dépit d’une tournure annoncée d’emblée comme dramatique, l’intrigue sait impliquer et émouvoir le spectateur, car il s’agit avant tout d’une œuvre profondément humaine, servie par une réalisation minutieuse. S’il est indéniable que le style de Park Chan-wook s’est perfectionné par la suite, JSA n’a ainsi, dix-huit ans après sa sortie initiale, rien perdu de sa force.


[Rédigé pour EastAsia.fr]

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le 30 juin 2018

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Lila Gaius

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