Judith of Bethulia est le premier long-métrage de D.W. Griffith, réalisateur de renom du cinéma muet (Naissance d’une nation, Le Lys brisé, À travers l’orage, …), tourné en 1913 et sorti en 1914. Le film met en scène l’épisode biblique de Judith et Holopherne se déroulant dans la ville juive de Béthulie, en s’appuyant sur la tragédie éponyme de Thomas Bailey Aldrich. D’une durée originelle d’une heure, seulement 47 minutes de cette rareté cinématographique ont survécu au temps.


L’histoire est simple : alors que l’armée assyrienne envahit et fait le siège de la ville juive de Béthulie, la veuve de l’ancien souverain, Judith, aimée de tous, tente de mettre un terme à la guerre et de redonner espoir à son peuple affamé, assoiffé, et déjà prêt à se rendre. Pour cela, elle va s’infiltrer dans le camp adverse en se faisant passer pour une courtisane.


Le film s’ouvre sur une cité fortifiée paisible, alors que des femmes en quittent les murs pour aller chercher de l’eau aux puits. À l’intérieur, Judith marche au milieu des rues où le peuple se prosterne, une femme lui brandissant son bébé comme pour le faire bénir par cette souveraine que tous vénèrent. Mais à ces premiers instants de calme et de douceur succède une guerre dévastatrice dont le souffle morbide ne quittera l’écran qu’après l’ultime dénouement.


Ce que l’on remarque d’emblée, c’est le soucis du détail et la recherche du grandiose : les décors sont beaux et variés (des murs de la ville aux plaines fleuries, en passant par les intérieurs de palais), les costumes ostentatoires, les innombrables figurants transpirent la pauvreté et la misère, les rues sont sales et abîmées. Tout est parfaitement crédible, et Griffith sublime le tout avec son utilisation intelligente de la caméra, certes toujours fixe, mais toujours astucieusement placée. En effet, l’invasion assyrienne est impressionnante de violence et de réalisme : des effets de fumée, un montage rythmé, des angles de caméras servant le sentiment d’oppression et de chaos constant, des plans au ras du sol donnant l’impression au spectateur d’être piétiné par les chevaux qui cabrent, les chars qui fusent, les corps inertes qui tombent, et soulignant ce sentiment d’impuissance face à la force et la frénésie belliqueuse d’armées barbares déferlantes. La musique est elle aussi impeccable, épique à souhait, notamment lors de la prise de la ville sur fond de Marche Slave de Tchaikovsky.


Et tout ceci contraste avec le personnage central de Judith, à la blancheur perçante, douce, belle, qui illumine chaque plan comme une flamme dans l’obscurité d’une guerre synonyme de misère et de mort. Même prisonnière, une fois la ville aux mains des Assyriens, Judith rayonne de détermination et de cœur. Mais petit à petit, tout se gangrène, tout se corrompt, tant physiquement que métaphoriquement : c'est d'abord la corruption de l’essence même de cette ville juive une fois tombée aux mains de barbares païens ; et surtout la corruption du cœur de Judith qui, petit à petit, tombe sous le charme d’Holopherne, le chef Assyrien qu’elle cherche pourtant à renverser. Le thème principal est donc celui du dilemme moral entre son devoir de souveraine et une passion pécheresse qui la dévore, faisant de Judith une héroïne racinienne avant l’heure, sorte de Bérénice juive magnifique. Parallèlement, le personnage d’Holopherne représente la force masculine et son instinct guerrier, qui sera très ironiquement déchu par son propre désir. Et même si l’on peut tiquer sur cette vision opportuniste de la femme qui use une fois de plus de ses charmes pour arriver à ses fins, manipulant une gente masculine physiquement puissante mais trop naïve face à ses désirs charnels ; il n’en reste pas moins que Judith est une femme déterminée, capable d’être une héroïne et de sauver son peuple par la seule force de sa volonté et son amour du prochain.


Judith of Bethulia est donc un petit film ambitieux, grandiose, au rythme effréné (il y a tellement de choses à voir en seulement 47 minutes !), bien qu’en ce sens l’histoire ne soit pas épargnée par les raccourcis grossiers qui laissent un goût amer en bouche : la résolution semble arriver bien trop vite, tout semble trop simple, et il est d’autant plus frustrant de se dire qu’avec une maîtrise pareille de la caméra, avec une reconstitution historique aussi convaincante, ce premier long-métrage de Griffith aurait vraiment gagné à être plus long et plus complet. Toutefois, il illustrait dès 1914 la puissance du cinéma, cet art encore nouveau dont les portes, grâce à cette œuvre oubliée, s’ouvraient encore un peu plus.

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le 8 nov. 2017

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Jules

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