Cinéaste talentueux, le Norvégien Joachim Trier impressionne déjà par la clarté et la cohérence de son œuvre. Après une brève incursion dans le film fantastique, avec Thelma, dans lequel il s’intéressait aux tiraillements d’une jeune femme prise entre sa culture spirituelle et son homosexualité naissante, il sonde cette fois-ci la culture de l’indécision propre à une jeunesse tiraillée entre rêves utopiques et maturité désillusionnée. « Julie (en 12 chapitres) » prolonge ainsi le souci de cohérence de son auteur, en formant, avec « Nouvelle donne » (2006) et « Oslo, 31 août » (2011), un véritable triptyque consacré à cette génération de trentenaires instables en quête perpétuelle d’équilibre...
Un manque d’équilibre que Trier exprime fort judicieusement en adoptant la forme éclatée du chapitrage, douze plus un prologue et épilogue, questionnant ainsi l’unité de ces vies modernes constamment éparpillées, fragmentées, écartelées par les rôles - bien souvent antinomiques - écrits voire imposés par les « autres » (la famille, la société, etc.). Des autres auprès de qui la vie peut être un enfer, paraît-il, surtout lorsqu’on est une femme à qui la culture patriarcale impose bons nombres de devoirs moraux (il faut être une bonne épouse, une bonne mère, une bonne fille à l’égard de ses parents...) tandis que la culture mondialiste décline à l’infini ses diktats bien-pensants (il faut être féministe, écologiste, etc.).
Foncièrement contradictoires, ces indications ne révèlent pas le secret pour être une « bonne personne » et contraignent Julie à un choix cornélien : être une mauvaise personne (The Worst Person in The World est d'ailleurs le titre international), ou n’être finalement personne... « J’ai l’impression d’être la spectatrice de ma vie », dira-t-elle fort justement au début du film. Une crainte existentielle dont la forme filmique permet l’exploration sensible, convoquant pour cela notre culture cinématographique commune, celle où l’on retrouve l’introspection délicate d’un Allen dans Manhattan ou d’un Godard dans Vivre sa vie. C'est d’ailleurs à ce dernier film que l’on pense beaucoup devant « Julie (en 12 chapitres) », par le portrait chapitré qui nous est fait de l’héroïne bien sûr, mais aussi par ces mots de Montaigne que Trier semble avoir pleinement intronisé : « Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même. »
Une maxime que le cinéaste diffuse progressivement tout au long de la narration, confrontant Julie aux autres (ce sera d’ailleurs le titre du premier chapitre), aux expériences de la vie, jusqu’à la découverte de sa propre identité, jusqu’à l’acquisition de son propre regard sur l’existence. Une quête de soi que Joachim Trier a le bon goût de rendre plaisant et captivant en indexant son visuel sur la psychologie filante de son héroïne, alternant le sérieux avec le badin, la gravité encombrante avec l’onirisme débridé. C'est une manière formelle de nous rappeler que l’on naît de ce que l’on a vécu, les expériences traversées influençant toujours l’être que nous sommes. En découle donc un film, aussi dynamique que sensoriel, dans lequel la profondeur émotionnelle et métaphorique s’ébauche à partir des ruptures de ton et des dissonances visuelles.
Des expérimentations nombreuses qui ont bien souvent la saveur de la douce friandise, tant Joachim Trier use habilement du principe du roman à feuilleter pour exciter notre goût pour la surprise et l’inattendu. On appréciera, alors, cette superposition de techniques cinématographiques qui nous offre, au détour d’une scène ou d’un chapitre, une touche de fantaisie colorée ou un instant de sombre cauchemar. Jamais creuses ou vaines, ces expérimentations interpellent car elles servent malicieusement le propos du film. Ainsi, lors de la très belle séquence du monde figé, au cours de laquelle Julie vit sa vie rêvée à l’écart du jugement d’autrui, c’est bien le poids du temps qui pèse sur les femmes qui est questionné : comment vivre aussi librement qu’un homme lorsque votre horloge biologique conditionne le regard que l’on porte sur vous ? Seulement, reconnaissons-le, toutes ces expérimentations ne se valent pas et certaines tournent véritablement au flop (comme cette voix-off, reprenant les dialogues, qui s’avère être particulièrement pénible). Mais le plus gênant réside sans doute dans l’appropriation parfois maladroite qui est faite du « female gaze ». Ce regard exclusivement féminin, Trier s’en approche joliment dans de nombreuses séquences, comme lors des rapports sexuels ou lorsque notre héroïne se penche sur le cas de la fellation à l’ère de metoo : les poncifs masculins sont transcendés, c’est le point de vue de la femme qui est au centre de l’écran. Seulement, il en sera délogé dans la dernière partie du film, lorsque Aksel, condamné par un cancer, devient l’astre autour duquel la narration va tourner. Julie devient, l’espace de quelques scènes, le second rôle d’un drame masculin, la jeune fille dépendante du mâle solaire : « Je sais des choses sur toi que tu as oubliées ». Le point de vue de l’homme prend l’ascendant sur celui de la femme...
En dépit de ces maladresses et de son caractère inégal, « Julie (en 12 chapitres) » revisite le portrait féminin par une approche moderne et enthousiasmante qui n’interdit pas le questionnement existentiel (le sexisme, la place de la femme au sein de la société, etc.). Une réussite qui doit beaucoup à son interprète principale, la solaire Renate Reinsve, à l’inventivité formelle de Trier bien sûr, mais aussi à l’exploration subtile qui nous est faite de la culture : si la culture peut être pesante (culture familiale, sociale...), c’est grâce à elle que Julie affine son regard sur le monde (la bande dessinée du Lynx et les réactions qu’elle provoque), s’inscrit pleinement dans le réel (son travail à la librairie...) et acquiert son émancipation. Le passage de relais avec Aksel est en cela aussi émouvant que symbolique : on passe d’un monde griffonné par un homme à un autre vu à travers l’objectif photographique d’une femme. Par la photographie, elle prête son regard aux autres. Il ne lui reste plus désormais qu’à se donner pleinement à elle-même...
7.5/10