Le groupe Kneecap réalise ici ce qu’avait pu faire Eminem avec 8 Mile, c’est-à-dire fictionnaliser ses débuts en jouant son propre rôle, ajoutant ainsi une brique un peu différente à la construction de leur orbite. Une manière de prolonger leur récit dans un monde où le groupe poursuit une carrière internationale à succès. En revanche, là où 8 Mile se concentrait sur un drame social où le rap était vu comme une porte de sortie, Kneecap est probablement le film le plus réjouissant que j’ai vu en 2025, avec un mélange des genres dynamique et une véritable recherche esthétique, aussi bien visuelle que musicale.On peut complètement ignorer que le groupe subit actuellement pas mal de contestation liée à son positionnement militant — mais il est peut-être difficile de savoir si cela peut vraiment nuire au film, tant cette posture est fondatrice de leur identité. Kneecap, c’est d’abord un groupe militant, et le film en est naturellement le reflet. Plus qu’un biopic musical, il intègre pleinement leur militantisme, leur style punk et provocateur, leur nihilisme joyeux, leur verve anti-impérialiste.
Le film retrace la genèse du groupe, dont la singularité tient surtout au fait de rapper majoritairement en gaélique, langue native nord-irlandaise en voie de disparition. Naoise et Liam font partie de cette génération post-cessez-le-feu. Celle qui n’a pas directement connu les Troubles mais qui en reste profondément marquée, notamment par la mythologie transmise, comme à travers le père de Naoise, ancien paramilitaire exilé. Belfast, telle qu’elle est décrite dans le film, rappelle d’ailleurs d’autres villes anglaises de l’époque thatchérienne ou de l’après-crise minière : une jeunesse un peu paumée, à qui l’avenir qu’on propose ne fait pas rêver, et qui préfère se complaire dans le rejet de l’autorité, les petits trafics, et une rage sourde difficile à canaliser. C’est la rencontre du duo avec JJ, un prof de musique irlandophone un peu apathique, qui va tout changer. Le film suit la naissance de ce trio subversif, qui prône la consommation de drogues et le rejet de l’impérialisme britannique, dans un rap nourri des influences du hip-hop des années 90, soutenu par une bande-son résolument rock et punk. Leur volonté de chanter en gaélique devient évidemment ce qui les fait remarquer, puis ce qui les distingue, localement d’abord, puis à l’échelle nationale, voire internationale.
Ce qui distingue Kneecap c’est qu’on n’est pas dans un biopic pur. Le film ne retrace pas, en chansons, les étapes de leur percée. Même s’il y a des séquences de création musicale (forcément baignées dans une ambiance psychédélique assez fun à regarder), le récit va bien au-delà. Il explore surtout le rapport de ce trio à la société locale, à ces nouvelles formes de militantisme nord-irlandais — moins armées, mais pas moins énervées. La vie privée de Naoise est marquée par l’apathie de sa mère et les apparitions rares, presque spectrales, de son père. Michael Fassbender, dans ce rôle, est d’ailleurs utilisé avec beaucoup de justesse : charisme, dureté, retenue — tout est à sa place. Cet héritage vient renforcer le poids de la lutte, qui repose presque à contrecœur sur les épaules de Naoise. À l’inverse, l’histoire de Liam est plus légère, plus foutraque, notamment à travers sa relation un peu toxique avec une jeune femme plutôt unioniste dont la tante est une inspectrice pas toujours futée. Cette opposition donne un côté plus vaudevillesque à la lutte.
Le film illustre ainsi ce débat sur la « poursuite du combat”, sur “qui est légitime pour le faire” et “quelle est la bonne manière de le faire”. Plusieurs personnages secondaires — le père de Naoise, les groupes armés, ou encore la compagne de JJ — jugent leur action musicale contre-productive. Et la réponse du groupe, c’est qu’au fond, ce qui compte, c’est que la langue vive. Point. Il y a ici une volonté très forte de remettre le militantisme à un niveau populaire, de dire que faire vivre une langue, ce n’est pas qu’une affaire de profs, d’historien ou d’identitaire, mais un acte accessible, festif, revendicatif et joyeusement bordélique.
Les membres du groupe incarnent leur propre rôle avec beaucoup de naturel. Ils savent jouer, tout simplement, et ça marche. Le film est aussi maîtrisé dans son tempo : Peppiatt réussit à faire cohabiter émotion et humour, dans un style très “British”, ne lui en déplaise. Même si l’histoire est ancrée dans les années 2010, il y a très peu de signes technologiques visibles. Peu de smartphones, mais de la drogue en e-commerce. Au contraire, beaucoup de références aux années 90-2000, dans les couleurs, les vêtements, les sons. Ça donne au film une certaine porosité générationnelle, comme s’il essayait d’échapper là aussi à une case. Cette volonté d’élargir l’univers du groupe, on la retrouve aussi dans la mise en scène. Pour un premier film, Rich Peppiatt s’en sort très bien, avec un montage nerveux et une vraie maîtrise des compositions visuelles. Dès le baptême de Naoise, on sent les références picturales classiques —clairs-obscurs, thématiques divines — et ailleurs, des références plus populaires. Il y a aussi cette scène incroyable où Liam vole le bâton d’une fanfare : lui en survêt vert pétant, la fanfare en orange criard, bande-son de Prodigy, ralentis impeccables… un moment purement visuel, vibrant.
Les séquences musicales sont aussi pleines d’inventivité : les sous-titres du gaélique en anglais sont incrustés à l’écran comme une écriture manuelle, avec des illustrations qui rappellent autant les gribouillis de carnet que les messages grattés sur les murs de toilettes de bar. L’aspect provocateur des paroles est renforcé par cette esthétique sous acide. Les séquences sous drogue sont aussi un terrain d’expérimentation visuelle: traits déformés, textures pâte à modeler, hallucinations visuelles qui n’éclipsent pas les aspects négatifs de la prise de substances. C’est créatif, sans être glorifiant.
Impossible de ne pas citer les influences visuelles de Peppiatt : on pense forcément à Danny Boyle, Guy Ritchie, voire Tarantino dans certaines ruptures de ton. Oui, ça peut tirer vers la copie, notamment vers Trainspotting. Mais pour moi, ça reste jouissif à regarder, parce que le film est hyper généreux, et surtout, parce que cette générosité est cohérente avec le sujet. On parle d’un groupe, et d’un film, qui digère ses références pour créer un style propre — qui refuse d’entrer dans les cases. En fait, Kneecap m’a fait du bien. Si en me posant, je me rends compte que tout est hyper réfléchi, hyper travaillé, le film réussit à traduire une désinvolture presque accidentelle. Et c’est ça qui fonctionne. Il y a une vraie générosité envers les personnages et envers les spectateurs. Une envie d’inclure tous les publics, avec comme seule ligne de conduite : le divertissement. Cette volonté d’inclure, on la retrouve aussi dans la bande-son, plus rock et punk que rap, comme pour ouvrir encore plus le sujet, et ne pas cantonner le film à un public amateur de hip-hop. D’ailleurs, si on me l’avait présenté comme une “histoire de groupe de rap”, je ne suis pas sûre que j’y serais allée.
Alors oui, peut-être que Kneecap ne marquera pas l’histoire. Je comprends aussi ceux qui trouvent le film trop fictionnalisé par rapport à la réalité du groupe, sûrement moins drôle, absurde et rythmée que ce qu’on nous montre. Mais j’ai été prise par cet élan, à la fois de générosité et de créativité cinématographique. C’est un très bel objet de cinéma. Il vit parfaitement en dehors de la carrière du groupe, tout en venant nourrir leur mythologie. Et ça faisait longtemps que je n’avais pas vu quelque chose d’aussi joyeusement bordélique, un peu subversif, très feel-good. Et franchement, ça fait du bien.