Cher François Ozon,


Bien que ce présent point de vue s’adresse logiquement à vous, il aurait pu tout autant prétendre répondre à cet obscur journaliste du Parisien qui, dans un papier daté du mois de mai et consacré à L’Amant double, n’hésita point à faire usage de son acerbe plume la plus aiguisée afin d'exécuter votre film, ainsi que (pour ne pas dire surtout) vous-même, en bonne et due forme.


"Cher François, vous avez fait de si belles choses, si délicates, telles ce « Franz », onze fois nommé lors des derniers César. Mais je déteste votre film. Plus j'y ai pensé et repensé, plus je m'en suis éloigné. Il m'est lentement apparu comme la représentation tordue que vous avez des femmes."


A croire que depuis Frantz, ce cher Pierre Vevasseur se serait un matin levé du pied gauche, se voyant révélé des griefs abracadabrantesques et gratuit à votre encontre, comme par enchantement. A la lecture de ce témoignage d’un goût cinématographique que je qualifierais d'extrêmement relatif (puis-je seulement parler de goût, mais je respecte chaque vision du cinéma et appréciation d’une oeuvre) - et dont je rendrais partiellement compte ici afin d'insister sur son inanité.


"Reconnaissez-le, François. Vous n'aimez pas les femmes. Elles sont la transcription de vos peurs, voire de votre dégoût d'avoir été enfanté par l'une d'elles. Vous auriez préféré naître d'un homme."


Selon lui, votre représentation des femmes serait donc tordue. Pire, vous seriez un misogyne. Un terme glaçant, d’une triste actualité, significatif de violences quotidiennes à l’encontre des Femmes : il vise à qualifier celui qui éprouve de l’ « aversion, [du] mépris pour les femmes ». Pour autant, l’usage de ce qualificatif vis-à-vis de votre œuvre (dans son essence) et de vous-même me rend perplexe. Extrêmement. Les débuts de notre rencontre cinématographique remontent à un samedi soir de février 2002, salle 2 du cinéma Le Colisée de Carcassonne (oui, oui, le magnifique écrin dont j’ai déjà parlé dans un récent texte à l’attention de mes lecteurs). Je venais alors d’avoir dix ans, de tomber en amour devant le septième art et me souviens cette belle couverture de Studio Magazine consacrée à votre nouveau film. Vous étiez un jeune réalisateur, prometteur, jusqu’alors reconnu dans le cinéma d’auteur à défaut d’être connu de tou.te.s. Vous étiez alors parvenu à rassembler non pas un casting (ce serait insultant de le qualifier ainsi), mais LE casting dont osent à peine rêver cinéastes et spectateurs. Voyez un peu : Deneuve, Huppert, Ardant, Darrieux, Béart, Richard, Ledoyen et Sagnier. 8 femmes pour un film éponyme, que dis-je un chef d’œuvre, une révélation absolue pour moi, subjugué devant cette théâtrale centaine de minutes, folle, délurée, osée, menée de main de maître, jouant habilement avec les genres, véritable hommage au cinéma, musicale de surcroît ! Comprenez-donc qu’une seule fois ne me suffit à l’époque donc pas : j’en repris donc trois parts, trois séances de cinéma, de Carcassonne à Toulouse, en passant par le multiplexe de Narbonne (toujours dénommé Ciné Movida à l’époque où il venait d’ouvrir) et l’Espace Culturel André Malraux de Mirepoix (Ariège), trois fois qui me firent encore plus aimer ce film, cet hommage aux Femmes que vous sublimez au prisme de votre caméra et de ce soupçon almodovarien que vous n’avez pourtant jamais réellement assumé.


Depuis lors, l'amour fou: quinze années passées à admirer votre œuvre, votre fantaisiste sens cinématographique, votre œuvre folle et torturée, ou plutôt votre véritable ode à la Femme. C’est ainsi donc – sans vouloir lui faire trop de publicité – que je fus à la fois stupéfait et choqué d’apprendre que l’un de mes plus éminents formateurs cinéphiliques serait, selon cet éminent journaliste dont le nom circule depuis sur toutes les lèvres provinciales et parisiennes, un misogyne. Je serais même tenté de rajouter : misogyne beauf. Trompant par de multiples facéties vos spectateurs les plus ou moins avertis, manipulant votre public naïf avec dextérité et ingéniosité (cela dit, c’est vrai), vous aviliriez donc les femmes que vous méprisez, humiliez, détestez, pour ne pas dire haïssez, vous, pauvre pervers que vous êtes. Le pire dans l’histoire est que j’ai découvert que ce cher PV (de ses initiales) n’était pas le seul à exprimer une opinion telle. Loin de moi la volonté d’arbitrer sur le caractère majoritaire de cet avis – de même que chacun est libre de défendre ce point de vue, ce que je ne conteste point, pour autant j’ai souhaité questionner plus amplement cet aspect de votre œuvre que je persiste à penser infondé.


"Vous n'aimez pas la douceur, François. Vous profitez de votre art pour l'assassiner. En faisant semblant d'aimer les femmes, de leur rendre hommage, vous nous empapaoutez."


Question 1 : vous nous « empapaoutez ». Soit. ¿Que significa ? Terme argotique pour commencer, surprise. Quatre possibilités : duper, tromper, escroquer. Pas foncièrement faux, c’est sur ces idées-là que se base votre cinéma. S’ennuyer, s’emmerder : lol. Puis viennent les élégances, la distinction suprême, en vertu de laquelle vous auriez le choix de la position : s’offrent ainsi à vous la possibilité de nous « pénétrer analement », nous « enculer » (pour faire simple), ou celle de nous « posséder charnellement, baiser ». Joueur, PV, joueur, et d’une classe extrême de surcroît. Jouer sur le double sens des mots comme vous jouez sur celui des choses dans vos films relève d’un art, réussi pour certains, mais fort hasardeux pour d’autres, pour ne pas dire d’une grossièreté sans nom. Merci pour le public, M. Vevasseur, il vous en sait gré. N’étant toutefois pas le sujet de cette lettre, juste un fil rouge (ce qui est déjà lui faire trop d’honneur et de publicité), parlons plutôt de cinéma.


Retour en 2013, année du scandale Jeune et jolie à Cannes, au cours duquel vous eûtes de surcroît la maladresse suprême – pour ne pas dire la connerie – d’affirmer grosso modo que la prostitution serait un fantasme féminin. Deux questions : En quoi vendre son corps, sachant que 90% de la prostitution est forcée (raisons financières, réseaux etc.) et non volontaire (plaisir), que la violence et l’humiliation forment le quotidien des prostituées, serait un fantasme tacitement et secrètement partagé ? Par ailleurs, s’il était réel et affirmé, en quoi la prostitution en tant que « fantasme » serait l’apanage des femmes et non des hommes ? Sur le coup, M. Ozon, vous dont la finesse est pourtant l’une des marques de votre cinéma, vous en avez fait grandement défaut, s’agissant surtout de la seconde question. Outre cette affirmation gratuite (quoique sans doute sortie d’un contexte, mais...), c’est le fond même de *Jeune et joli*e qui suscita débats et émoi : pourquoi le personnage principal se prostitue-t-elle alors qu’elle n’a de raisons ni économiques ni objectives de le faire ? Peut-elle décemment jouir de la liberté de se prostituer si elle le souhaite, au vu des constats sus-cités ? A contrario, n’a-t-on pas le droit de questionner un sujet sous une pluralité d’angles, et non un seul et unique unanimement reconnu ? Doit-on verser dans l’autocensure quand bien même un sujet est sensible ? Avec Jeune et jolie, vous affirmiez votre liberté de ne pas cloisonner votre parole et de vous offrir à la controverse. Bien qu’il y ait dans chaque œuvre à mon sens un soupçon de son œuvre, si elle tente de se départir d’un pur réalisme, une œuvre de fiction est par définition fictionnelle, et ne peut être résumée à la défense d’un point de vue de la part de son auteur. Décrire avec moult précisions et détails gores un meurtre ou une scène de torture ne fait pour autant pas de vous un assassin né ou un adepte de la torture. Ainsi, filmer une adolescente qui se prostitue sans raisons « objectives » ou forcées de le faire – et inversement, par curiosité, plaisir ou découverte du désir et de son corps – ne revient à défendre ni la prostitution ni celle des mineures. Jeune et jolie n’est pas un pamphlet pro-prostitution, objectivement non.


Quatre ans plus tard. Festival de Cannes 2017. Redite. A croire que Croisette et tapis rouge riment avec controverse, celle que suscite également votre nouveau film L’amant double, dont le titre me fait irrésistiblement pensé à Agent double de Jean-Pierre Mocky. L’occasion également de faire le bilan de mes quinze années de passion pour votre œuvre, de questionner mon objectivité quant à mon appréciation de cette dernière, du pesant Swimming Pool qui me laissera éternellement envoûté et interrogatif à l’enthousiasmant, jouissif et libre Potiche, en passant par le splendide et mystérieux Frantz et le bouleversant Une nouvelle amie. Au fond de moi se posait un questionnement ô combien existentiel à la lecture des critiques les plus négatives : et si j’avais été aveuglé par votre manipulation et votre duplicité assumées ? Par vos insipides subterfuges, votre esprit ambigu, votre maline torture des nerfs du spectateur ? Au fond, ne seriez-vous pas un escroc, François Ozon ? Un amoureux des femmes ou bien un pauvre macho ? Joueur ou pervers, à moins que ce ne soit un soupçon des deux ? Qui êtes-vous, François Ozon ?


"Et pourquoi ce plan sur le visage de Jacqueline Bisset qui, presque déformée par la focale et les insultes qu'elle profère, semble si laide... Vous voyez ? Si j'étais une femme, je serais accablée par ce que vous montrez de moi."


Vous aimez les femmes, François Ozon. Libres. Transgressives. Affirmées. Curieuses. Osées. Mystérieuses. Joueuses. Fragiles. Sensuelles. Folles. Hystériques. Ambiguës. Comme, au fond, et vous l’affirmez haut et fort, peuvent l’être les hommes. Comme peut l’être tout individu au-delà de son genre, binaire ou non-binaire fut-il. En quoi filmer une femme neurasthénique reviendrait à octroyer à ce trait un caractère exclusivement féminin du simple fait qu’il soit attribué à un personnage féminin ? De même, en quoi montrer la violence d’un homme reviendrait-il à affirmer que la violence est l’apanage des individus masculins ? N’existe-t-il donc pas de femmes violentes et d’hommes hystériques ? Par conséquent, suivant ce raisonnement basique, représenter des femmes libres pourrait ainsi revenir à qualifier la liberté comme une caractéristique éminemment féminine : affirmation qui ne tient absolument pas ne serait-ce qu’un centième, que dis-je, un millième de la route, sachant l’intolérable persistance des inégalités entre les femmes et les hommes, de quelque nature qu’elle soit, l’absence totale des plus simples droits pour les femmes dans bien trop de régions du monde, alors que l’homme, lui, est libre, libre, comme l’air…. Enfin, l’hystérie n’est-elle pas définie aujourd’hui comme une névrose psychanalytique touchant les hommes ET les femmes ? Ne sommes-nous point capables de dépasser ces questionnements primaires (et binaires) pour le coup dépassés, aujourd’hui ? Se questionner de la sorte ne revient-il pas à donner raison aux misogynes beaufs et aux rétrogrades revendiquant haut et fort l’inégalité de la femme et sa soumission à l’homme ?


Force est de constater, cher François, que vous suscitez donc bien des questionnements incessants et rébarbatifs, autant vous que votre œuvre. C’est ainsi que je me rendis, un midi de printemps, dans une salle quasi-déserte du MK2 Bibliothèque, Paris 13ème, découvrir ce mystérieux Amant double, ô combien énigmatique, qui suscitait en moi une curiosité sans failles et des interrogations. Une heure et quarante-sept minutes passèrent. De l’air. Juste de l’air. Respirer. Juste remplir mes poumons après ces instants d’oppression, de torture et de tortuosité, de labyrinthique entremêlement des fils et des cheveux, ces changements de voie et de vitesse jouant malicieusement et maléfiquement avec nos nerfs point assez préparés. Vous êtes un malin, M. Ozon. Et surtout un génie. Vous qualifier à mon sens de misogyne s’avère délibérément gratuit. Soit au titre de motifs inexpliqués et secrets (théorie du complot), soit au nom d’une lecture biaisée de votre œuvre et de son propos (thèse ô combien présomptueuse et méprisante).


Une fois de plus, vous osez. Vous osez et poussez l’audace au point de pousser la porte d’un cabinet gynécologique et poser votre caméra à l’intérieur d’un vagin écarté par un spéculum. D’entrée, vous imposez ambiguïté, le vagin devenant œil et prisme de vision du personnage principal. Vous introduisez le spectateur dans son intimité, ce que Bertrand Blier n’avait peut-être point osé avec une Claudine Beccari allongée, nue, sous les yeux de son gynécologue en train de … manger du pâté. Vous déverrouillez la porte, rompre un secret pour certains (la majorité des hommes), suscitez curiosité ou malaise. Vous osez, indéniablement, mais réduire cette audace à son simple caractère formel ou à cette courte scène ne serait qu’extrêmement réducteur vis-à-vis de cette œuvre ambitieuse et tourmentée, dans laquelle Chloé, victime de terribles maux de ventre chroniques, déstabilisée, dépressive, sur la réserve et en quête d’elle-même, franchit elle aussi une porte, celle d’un psy, afin de mettre le doigts sur ses maux profonds. De professionnelle, la relation deviendra amoureuse, équilibre. Jusqu’au jour où, passant en bus devant un cossu immeuble du XVIe arrondissement en rentrant de son boulot, elle croit reconnaître Paul discutant avec une femme alors qu’il était censé assurer des consultations hospitalières ce jour-là. Le doux et protecteur, quoiqu’un tantinet paternaliste, Paul jouerait-il donc la carte de la duplicité ? Peut-on acte l’immixtion du mensonge au sein de ce couple jusqu’alors uni par des liens de confiance ? Le gendre idéal serait-il en réalité amant double ? Bien sûr, il nie. Bien sûr, elle va aller vérifier. Tombe sur une plaque de psychiatre, au nom de Louis Delord. Prend rendez-vous. Et rencontre le double, maléfique, de l’amant… à moins que ce ne soit en réalité le dit amant double. Vous me suivez ?
Hypothèse simple et basique : Paul a un frère jumeau caché. Avertissement : méfiez-vous de l’eau qui dort, et surtout du marionnettiste. Affirmer l’évidence et l’offrir en cadeau au spectateur est chose trop aisée pour vous, M. Ozon. Ce serait vous renier que de nous livrer sur un plateau les clés de l’énigme, qui plus est lorsque la moitié du film n’est pas encore franchie. Ce serait nous moquer, nous rabaisser, nous mésestimer que d’agir de la sorte. Vous jouer de nous et de vos personnages vous fait bouillonner, pour ne pas dire jouir. Vous ne réalisez que pour torturer nos nerfs et pousser notre réflexion dans ses retranchements les plus extrêmes. Duper, simuler, berner, feindre, mais ne point abuser : tels sont vos mots d’ordre, vis-à-vis desquels vous exprimez une fidélité sans failles à travers L’amant double. Un film, haletant, glacial et glaçant à la fois, angoissant, tout simplement magistral. Indéniablement, l’une des pièces maîtresse de votre œuvre boulimique.


Paul/Louis. Louis/Paul. Mayer/Lombard. Lombard/Mayer. La symétrie parfaite d’exacts contraires. Le paradoxe de la non-dissimulable gémellité. L’un doux, attentionné, (a priori) sans failles, relativement équilibré, posé, bienveillant, un gendre idéal disais-je. L’autre glaçant, manipulateur, dominateur, maniaque du contrôle, rabaissant, humiliant, malhonnête, misogyne, un véritable connard en somme. De quoi vous refroidir à vie de prendre rendez-vous avec un psy. Et pourtant, Chloé y reviendra, attirée tel un aimant, inexplicablement, curieuse d’approfondir la découverte du double maléfique de son futur mari, comme masochiste devant ce sadique assumé. Curieuse également de découvrir un pan nouveau de son corps et de sa sexualité. Paul/Louis. Louis/Paul. Qui est qui ? Les deux n’assument pas l’existence de leur double contraire, expliquent non sans difficulté la différence de leur nom, s’avèrent complices malgré eux d’un secret bien dissimulé. Leur gémellité est-elle seulement réelle ? Ne serait-ce en réalité pas un jeu entre les deux amants destiné à apporter du piment à leur vie sexuelle et sentimentale ? Et si, en réalité, Louis n’était que la calculatrice invention de l’esprit torturé de Paul, décidé sous ses gentils airs à abuser de la faiblesse de sa victime et à la manipuler telle une proie destinée à être croquée? Et si Louis était simplement un autre homme, ni Louis ni jumeau, sur lequel Chloé projetterait un double maléfique et fantasmé de Paul ?


Vous vous jouez de nous, M. Ozon. Le tout est que se pose légitimement la question de l’existence de Louis à l’affirmation stupéfiante des camarades de promotion de Paul… qui semblent ne pas connaître Louis, voire ne pas avoir connaissance de son existence. A moins qu’eux aussi ne soient en réalité complices... Complices de ce jeu pervers et malsain qu’ont exercé ensemble les jumeaux, alors adolescents, sur Sandra, jouant des sentiments et des désirs de cette dernière, jusqu’à l’irréversible accident, celui qui la laissera clouée sur un lit médicalisée, paralysée de la tête au pied et incapable de parler, inerte, végétative, au regard quasi-vide, artificiellement reliée à un respirateur dans une chambre glauque au fond d’un inquiétant couloir d’un pavillon résidentiel à l’américaine, vaguement ressemblant au quartier dans lequel évolue David dans Une nouvelle amie, porte que franchira Chloé jusqu’à percevoir furtivement son propre double sur ce lit, et celui de sa propre mère (Jacqueline Bisset) – avec laquelle les relations sont orageuses - dans celle de Sandra.


Vous jouissez de nous manipuler, M. Ozon. A travers de sombres carrefours, vous nous perdez. A travers des toiles inextricables, vous nous emmêlez. En manipulant avec brio tous ces doubles, vous remettez en cause l’identité même de vos personnages, ainsi que la nôtre par extension. Vous vous révélez schizophrénique dans votre art et nous rendez fous, méfiants, inquiets, nous enfermez délibérément dans le labyrinthe du mensonge, nous regardez suffoquer alors que des plus qu’embûches essaiment sur la voie de l’inatteignable vérité (y en a-t-il seulement une ?). Vous posez surtout comme fil conducteur de votre film une question essentielle, le cœur même de l’énigme qu’elle est : QUI est Chloé ? Qui est cette jeune femme tourmentée, prise de violentes douleurs au ventre d’origine a priori non médicale et plutôt psychosomatique, subitement réapparues à la découverte de l’existence de Louis ? Où creusent-elles leur terreau ? Où trouver les racines du mal ? D’elle, tout est mystère, tout autant que ses inexplicables douleurs et sa fragilité. Seules les relations orageuses avec sa mère sont vaguement évoquées, et encore. Sa solitude et sa réserve, dans une moindre mesure. Par quelles opaques turpitudes son esprit est-il donc parasité ? Vous nous délivrez, cher François, subrepticement, quasi-indiciblement, de petits fragments de révélation, à prendre ou à laisser. Dans cet univers fictionnel, et assumé comme tel – ce qui discrédite encore plus à mon sens les thèses misogynes -, réalité et cauchemar ne font qu’un, des lieux aux personnages, du pavillon de banlieue au cabinet de Louis et ses multiples facettes, des pièces à tiroir de ce dernier au cadeau d’anniversaire offert par Louis à Chloé et digne d’un narquois film d’horreur, de la glaçante Madame Schenker à la trop dévouée (pour être honnête) voisine de Chloé qui l’accueille une nuit durant dans la chambre de sa fille disparue. De la réalité de la vie aux égarements de l’esprit, il pourrait y a avoir vingt degrés de séparation, vous les réduisez à un pas. Quelle est la limite entre la cauchemardesque vérité et l’hallucination vivante, entre l’inquiétant scénario en train de se dérouler telle une toile autour de soi et la perte progressive du contrôle de soi ? Y en-a-t-il seulement une ?


On en vient parfois à se demander, je vous l’avoue cher François, si cette quête de la vérité dans vos œuvres n’en devient pas vaine, ce qui excite d’autant plus notre curiosité. Au fond, la Vérité ne serait-elle pas en réalité des vérités, plurielles, libres, personnelles, digressives, fantasmées. Pourtant, bien que subsistent des doutes et des incertitudes délibérément distillées (et même plusieurs mois, voire plusieurs années après la vision du film en question), votre film recèle toutefois quand même un soupçon de vérité. Le diable se cache dans les détails, dit-on. Ici, il s’apparente à un double maléfique se dissimulant sans cesse sous les traits de L’amant double, attirant, entreprenant, dominateur, manipulateur, jusqu’à devenir toxique. Tuer le double, le parasite, ce double obsessionnel dont on a l’inconscience, qui à nous contre notre gré, virant au schizophrénique. Tout est double et illusion, mais paradoxalement vérité et révélation. Progressivement sont mis en lumière les démons intérieurs de Chloé, psychiques et physiques, transférés à l’ensemble de son environnement immédiat et de ses acteurs, de Paul/Louis à la mère/Mme Schenker, en passant par Chloé/Sandra et même la gynécologue/l’autrice psychiatre. Une littérale mise à nu d’elle-même s’impose à l’héroïne, comme le suggère la première image. Vous nous donnez à voir les fantasmes et les frustrations de l’héroïne (pas exclusivement sexuels) et nous invitez une fois de plus à l’interrogation. Traiter du double et du faux-semblant permet de conscientiser la part sombre, parfois insoupçonnée mais toujours complexe, dont chacun d’entre nous recèle, sachant que, en parallèle, déjà qu’il est fort difficile de se connaître complètement soi-même, il est impossible de complètement saisir l’autre se tenant en face de soi, quand bien même on partage sa vie intime. De même qu’on cherche (ou pas) à expliciter nos propres tourments, ceux transférés de Chloé suscitent l’intérêt et nous interpellent. Le soupçon de paternalisme de Paul s’apparenterait-il à une recherche du père absent ou de repères jusqu’alors inexistants ? Par ailleurs, la recherche de la domination et la mise en danger seraient, à mon sens, des moyens de se chercher elle-même : les illusions personnifiées - ces fameux doubles - dont elle est entourée la renverraient ainsi au fait qu’elle ne serait en réalité qu’un reflet d’elle-même, inexistante (ou bien n’existant pas complètement par elle-même), donc éteinte (d’où la projection de son propre visage sur celui de la jeune femme en état végétatif). Trouver le(s) moyen(s) de s’accomplir est une tâche ô combien ardue, reste à briser les chaînes qui nous ceinturent et à dépasser les blocages qui freinent toute progression, ces toxiques parasites psychiques ou physiques.


Ainsi le personnage de Louis serait à la fois le reflet de l’illusion de la face sombre et secrète de Paul, celui de la jumelle parasite dévorant Chloé de l’intérieur et incarnerait le fantasme de l’accomplissement sexuel, la recherche de la passion et du danger. En cela, le meurtre de Louis s’apparente au meurtre symbolique de la jumelle parasite.


Rêve/réalité. Fantasme/cauchemar. Une piste, puis une autre. Dans votre œuvre, cher François, tout est double. J’ai d’ailleurs beaucoup pensé à Swimming Pool à la découverte de L’amant double, film qui m’avait à l’époque complètement désarçonné (j’avais onze ans). Lors de la rencontre avec le public de la journée « Télérama dialogue » le 25 septembre dernier au Théâtre du Rond-Point, vous assumiez ouvertement cette volonté de jouer avec le spectateur. Vous disiez distinguer le vrai du faux, de par votre position, tout en laissant le spectateur avoir la sensation que le film lui appartient et échappe au réel, qu’il ne sache pas. Vous faites de nous des spectateurs actifs, c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’admire éperdument votre œuvre. Vous êtes un directeur d’acteurs hors pair, capable de gérer avec brio les susceptibilités et les egos de huit immenses actrices réunies dans un huis-clos, de donner un nouveau souffle à la carrière de Charlotte Rampling, de révéler et – désormais – de confirmer une secrète et mystérieuse Marine Vacth que vous parvenez à effeuiller et à mettre à nu (je parle ici du jeu) devant votre caméra, tout en offrant à Romain Duris l’un de ses plus beaux rôles et parvenant à faire sortir Fabrice Luchini de ses habituels cadres. Vous questionnez, incessamment et brillamment, les genres et les identités, les décomposez, les entremêlez dans un cinéma classique de prime abord, mais en réalité foisonnant d’aspérités. Vous aimez les Femmes, oui, éperdument, passionnément, les mettez en lumière au prisme d’une multitude d’une facettes et les magnifiez comme bien peu de réalisateurs actuels le peuvent. Lors de cette même rencontre Télérama, vous répondiez à une question sur la prétendue misogynie de votre cinéma et répondiez de la sorte : vous exprimiez une envie, un désir de montrer les femmes dans leur complexité et dans leur ambivalence, à égalité avec les hommes, et non comme des potiches (qu’elles ne sont pas), en tant que féministe. Preuve de plus que vous n’êtes pas misogyne, vous vous entendez beaucoup mieux avec les actrices qu’avec les acteurs. Dans une époque selon vous devenue puritaine, vous affirmez vouloir poser les questions et non les réponses. Produire un spectateur actif, en somme. Autant de raisons pour lesquelles, M. Ozon, quinze années après le sublime 8 femmes, je ne parviens toujours pas à me lasser de votre cinéma. A ce titre, L’amant double est, selon moi, l’un des films majeurs de votre œuvre. Tout simplement.

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le 25 oct. 2017

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