Tout a été dit sur les prouesses techniques de L'Arche russe, ce fameux plan-séquence de 95 minutes durant lequel Alexandre Sokourov et son caméraman Tilman Büttner traversèrent les salles et couloirs du Musée de l'Ermitage, peuplé pour l'occasion de quelques 1800 figurants en costumes de différentes périodes du règne des Romanov. À lui seul, ce tour de force alliant grandeur et minutie à un niveau inédit fit entrer Русский ковчег dans les annales du cinéma.


Mais est-ce tout ce qu'il faut en retenir ? Une ligne ou au mieux un paragraphe dans le Guinness books of records ou quelque encyclopédie du Septième Art ? Le film de Sokourov vaut-il seulement le détour pour la forme, et non le fond, à supposer qu'il y en ait un ? Ce n'est pas mon avis. Ce auquel nous invite le réalisateur russe n'est ni un coup d'éclat mégalomane, ni tout à fait une "lettre d'amour à son pays", comme j'ai pu le lire ou l'entendre à plusieurs reprises - les courriers intimes se dévoilent rarement avec autant d'ostentation. L'Arche russe est une invitation à la réflexion sur le passé d'une ville qui, à l'instar de son souverain fondateur, nourrit une fascination morbide pour les animaux empaillés - et, plus encore, pour les âmes échappées de ces corps inertes pour hanter l'imaginaire des vivants.


Quelques années seulement avant d'entreprendre L'Arche russe, Sokourov s'interrogeait déjà sur cet étrange rapport à elle-même qu'entretient la Russie à l'occasion de ses Dialogues avec Soljenitsyne. Là, dans la quiétude de sa datcha, à milles lieues du va-et-vient de l'Ermitage, le grand écrivain dissident faisait remarquer qu'à l'exact opposé de leur rival américain, le chemin historique des Russes allait de l'extérieur vers l'intérieur, de l'infinité des steppes où chevauchaient les nomades asiatiques vers un micro-univers urbain centralisé à l'extrême, d'autant plus secret et cloisonné que le pouvoir ne s'y partage pas. C'est donc moins dans les méandres d'un palais qu'à la lente et parfois pénible ascension d'une pyramide que nous invite réellement Sokourov.


Pour cette exploration du monde intérieur décrit par Soljenitsyne, Sokourov se met en scène lui-même, à la première personne, invisible mais audible : ses yeux interrogateurs seront ceux du spectateur. Et parce que l'histoire de son pays est aussi celle de ses interactions souvent douloureuses avec ses voisins, le réalisateur n'est pas seul : il aura pour unique compagnon de voyage (si l'on excepte un agent pas très discret de la troisième section, les services secrets impériaux, suivant le duo à distance...) un autre visiteur perdu à travers les âges, un diplomate français appelé simplement, et de façon significative, "l'Étranger", joué par Sergueï Dreiden.


Cet Étranger n'est pas n'importe qui, puisqu'il s'agit du marquis de Custine, auteur du traité La Russie en 1839, souvent comparé au fameux De la Démocratie en Amérique publié à la même époque - à ceci près que l'ouvrage de Custine était un véritable portrait à charge, longtemps censuré par le régime tsariste avant d'être remis au goût du jour pendant la Guerre Froide. On ne s'étonnera donc pas qu'une grande partie des échanges entre Custine et Sokourov consiste en la défense par le second des divers caractéristiques et attributs critiqués avec causticité par le premier.


-"En Russie vous adorez les tyrans. Plus ils sont terribles, plus vous les adorez ! Tamerlan, Ivan le Terrible, Pierre le Grand..."
-"Ah non, pas Pierre le Grand ! Il a appris aux Russes à s'amuser."


L'évocation de cette relation schizophrène avec l'Occident, vis-à-vis duquel la Russie et les Russes n'ont jamais cessé d'entretenir un double complexe d'infériorité et de supériorité en fonction des époques, n'aurait pu trouver meilleure cadre que le Palais d'Hiver des tsars à Saint-Pétersbourg, reconverti en l'une des plus grandes et prestigieuses galeries d'art au monde. Entre ses murs de marbre et ses dorures, les centaines de portraits des généraux vainqueurs de Napoléon en 1812 y côtoient les toiles de certains des plus grands maîtres européens, notamment Raphael, Le Gréco, Rembrandt et Van Dyck sur lesquels s'appesantit longuement la caméra de Tilman Büttner. Mais même cela ne vaut que dédain de la part de Custine :


"Cette manie du plagiat qu'ont les Russes ! Et pourquoi ? Parce que vous n'avez pas d'idées ! Vos dirigeants ne veulent pas que vous en ayez !"


Touché. Nous sommes certes dans un vivant musée, mais aussi un palais impérial, sommet de la pyramide que j'évoquais tantôt. Il n'est donc pas surprenant d'y croiser les fantômes d'autocrates tels Pierre le Grand, qui à défaut de vraiment amuser ses sujets les malmène de ses immenses pognes, de l'impératrice Catherine dont les caprices et l'appétit sexuel faisaient la pluie et le beau temps, ou encore de son petit-fils Nicolas 1er, le "Gendarme de l'Europe" honni par Custine, venant se faire présenter les excuses officielles du Shah de Perse lors d'une cérémonie d'un solennel à couper le souffle. Qu'il s'agisse de bâtir une ville sur un marécage, de régir une pièce de théâtre ou de faire valoir la position de la Russie sur la scène internationale, le pouvoir est l'affaire d'un(e) seul(e).


Pour mieux infléchir cette vision martiale sans pour autant la démentir, c'est par l'entremise d'une certaine frivolité, presque une joie de vivre insouciante, que Sokourov choisit pourtant de démarrer son périple, en compagnie de belles demoiselles en robe et leur fringants cavaliers en uniformes, tout droit sortis du Guerre et Paix de Tolstoï dirait-on. Et pour faire valoir à Custine la maturité acquise par son pays dans le domaine des arts, émancipé de la tutelle occidentale, c'est également en la compagnie de ces jeunes gens que se termine le film, sur un final en apothéose dont je ne me lasserai jamais : un grand bal sur l'air de la mazurka d'Une Vie pour le Tsar de Glinka, interprété par l'orchestre national de l'Ermitage, sous la direction de Valery Guerguiev. Même le pédant diplomate français ne peut s'empêcher de s'enthousiasmer, faisant remarquer que : "Saint-Pétersbourg avait les meilleurs bals d'Europe".


Mais avant d'en arriver là, les deux visiteurs auront aussi assisté aux pans les plus sombres de l'histoire d'un pays jamais avare en tragédies, une première fois en pénétrant brièvement une salle du palais reconverti en entrepôt des cercueils destinés aux victimes du terrible siège de Leningrad, et la seconde en assistant au petit-déjeuner du tsar Nicolas II, de la tsarine Alexandra et de leurs enfants réunis pour l'occasion, y compris la célèbre Anastasia. Il y a quelque chose de particulièrement touchant à voir recréée avec autant de réalisme la famille morte la plus célèbre de l'Histoire, à la voir reprendre vie, surtout pour une scène aussi paisible et innocente. La pyramide s'abat un instant.


Trop tard. Le bal est fini. "Adieu, l'Europe", soupire Custine. Toutes les valses du monde, toutes les sculptures de Canova, tout le langage commun de la musique et des arts n'y changeront rien : le rendez-vous a été raté, la méfiance ne s'est pas estompé. L'Europe et la Russie semblent condamnés à se chercher pour mieux continuer à se quereller et partir sans même se regarder, comme le grand poète Pouchkine et son épouse Nathalie tout le long du film. Pire, la "Russie intérieure" déplorée par Soljenitsyne ne cesse de se faire rattraper par cet extérieur, cette périphérie qu'elle essaie vainement de museler alors qu'elle devrait lui parler. Il en fut ainsi de l'empire des Romanov, puis du régime communiste. "Et aujourd'hui ? La Russie est-elle une république ?" demande Custine. "Je ne sais pas ce qu'elle est", répond Sokourov désabusé.


Pourtant, les bestiaires vont et viennent, mais L'Arche russe continue de flotter, grandiose, fascinante, terrifiante. "Nous sommes destinés à naviguer éternellement. À vivre éternellement." Et que vogue la Russie éternelle, comme une valse au son des canons.

Szalinowski
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le 11 avr. 2021

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