Le dépouillement de soi – combattre son Yétser haRa


Adrian Lyne a souvent filmé la chair, le désir, la tentation (9 semaines et demie, Infidèle, Proposition indécente).

Mais avec L’Échelle de Jacob (1990), il filme ce qu’il y a après la chair : l’âme nue.

C’est son film le plus mystique, le plus intérieur, et sans doute le plus honnête.


Jacob Singer (Tim Robbins), soldat du Vietnam, s’effondre sur le champ de bataille lors d’une scène d’attaque, et glisse dans une autre guerre : celle de son esprit.

Ce qu’il traverse ensuite n’est pas un simple cauchemar, mais une purification.

Suspendu entre vie et mort, il affronte ce qui l’empêche encore de monter - son Yétser Hara, cette part sombre enracinée dans la peur et le désir.


Autour de lui, les visages deviennent des symboles.

Jezebel (Elizabeth Peña), sa compagne (ou plutôt la projection de son désir), travaillait avec lui dans un bureau de poste.

Dans le monde réel, elle n’a sans doute jamais été plus qu’une collègue, ou tout au mieux une présence fantasmée.

Mais dans son esprit, elle devient amante : la tentation incarnée, le refus de quitter la Terre.

Quand elle jette les photos de son fils, ce n’est pas seulement un geste cruel, c’est la mémoire du monde matériel qui se défait.

La “ vraie ” épouse et les enfants de Jacob appartiennent en réalité au passé, mais Jezebel représente le mirage charnel qui retient l’âme dans le corps.


Ce tiraillement entre chair et esprit, Lyne l’installe dès les premières images :

dans la rue, un groupe de femmes afro-américaines interpellent Jacob avec malice, comme un écho sensuel du monde qu’il s’apprête à quitter.

Ce regard de désir reviendra, déformé, dans la grande séquence de la fête - même sourire, même appel, mais désormais retourné en vertige.


Une musique de James Brown rythme les corps qui se mêlent, un homme noir danse avec Jezebel, et autour s’elève une transe collective.

Jacob, lui, reste figé.

Dans son regard, tout se distord : la sensualité devient cauchemar.

La femme qu’il désire fusionne avec le danseur jusqu’à être transpercée par une corne phallique démoniaque — image d’un désir devenu fureur.

La voyante, la musique, la sueur : tout renvoie à une culture du corps, du rythme, de la matière.

Et dans l’ombre, un homme blanc, costume country, observe la scène - le regard du puritain sur le monde charnel, effrayé et complexé par ce qu’il désire.

C’est là que le film devient miroir de l’Amérique, le combat du corps et de l’âme, du refoulé et du sacré, du blanc et du noir.


Face à cette tentation, un seul être lui offre la paix : Louis (Danny Aiello), son chiropracteur.

Figure paternelle et céleste, il soigne Jacob en lui replaçant la colonne comme pour réaligner son âme.

Citant le mystique Maître Eckhart, il lui dit :


« Si tu as peur de la mort, si tu t’y cramponnes trop, tu vois des démons qui t’arrachent à la vie.

Mais si tu as fait la paix en toi, alors ces démons deviennent des anges qui t’affranchissent du poids de la Terre. »




Tout L’Échelle de Jacob tient dans cette phrase.

La souffrance vient de la résistance au dépouillement.

Plus Jacob s’accroche, plus le monde se délite.

Plus il lâche, plus la lumière revient.


La scène de la baignoire (eau brûlante, corps crispé) devient un baptême inversé.

L’eau purifie par le feu : ce n’est pas une torture, c’est un passage.

Le corps, prison de l’esprit, se vide de ses impuretés pour permettre à l’âme de respirer.


Sous ses visions infernales, L’Échelle de Jacob reste un film sur la guerre — non pas la guerre géopolitique, mais celle que tout homme porte après avoir côtoyé la mort.

Lyne s’inspire d’une rumeur persistante : une drogue expérimentale testée sur les soldats du Vietnam, censée décupler leur rage au combat.

Dans le film, cette substance provoque la folie, l’hallucination et la blessure qui plonge Jacob dans le coma.

Mais ce poison chimique n’est qu’un reflet du poison spirituel : la peur.

Lyne ne choisit pas entre le réel et le mystique : il les superpose.

Le champ de bataille terrestre n’était qu’un miroir du champ de bataille intérieur.


> Le soldat meurt dans la boue, mais c’est son âme qui apprend à se relever.




La mort de son fils Gabe (Macaulay Culkin) est le nœud invisible de sa torture.

C’est pour cet enfant qu’il s’accroche, et c’est en le rejoignant qu’il trouve la paix.

Le film devient alors une Passion moderne : chaque démon est une peur dissoute, chaque douleur une ascension inversée.


Et c’est là que la musique de Maurice Jarre prend toute sa force.

Sa partition, toute en cordes suspendues et en respirations lentes, agit comme une prière en apesanteur.

Tout comme le thème récurrent de Sonny Boy, berceuse douce et presque désuète, qui revient à chaque fois que la mémoire de son fils décédé s’approche.

Cette chanson, c’est le fil d’or qui relie Jacob à Gabe : le souvenir du paradis perdu, la promesse d’un monde où l’amour n’a plus besoin de corps pour s’exprimer.

Quand la mélodie s’élève dans le dernier plan, on comprend : la musique ne vient pas d’un instrument, mais de l’âme enfin réconciliée.


Adrian Lyne ne cherche pas à effrayer : il cherche à purifier.

Ses visions d’enfer ne sont pas des châtiments, mais des miroirs.

Et quand Jacob lâche enfin prise, ce n’est pas seulement qu’il “monte au ciel” : c’est qu’il cesse de se débattre.

Le monde ne disparaît pas : il s’éclaire.


Alors Jacob peut enfin monter, avec la mémoire de son fils, l’échelle qui le mène à la Lumière.



8 / 10


Al-Vins
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