L'amour confronté à la mort et à une adaptation cinématographique calamiteuse
D'abord - une grande appréhension avant de voir le film :
- à cause du souvenir, très lointain certes, du livre; et même si j'ai toujours hésité à le relire, même si les romans suivants, l'Automne à Pékin et l'herbe rouge m'ont toujours semblé plus délirants et plus forts, l'Ecume n'en demeure pas moins d'une grande originalité et d'une vraie force, moins par ses thèmes en eux-mêmes (la vie, l'amour, la mort, la musique, le travail qui déshumanise, la religion qui déshumanise, le commerce autour des maîtres à penser, la maladie et la médecine ...) que par leur imbrication, et surtout par un traitement extraordinaire, jubilatoire du langage, malaxé, contraint de dire beaucoup plus que ce à quoi il consent en temps ordinaire, et encore par une fantaisie débridée, dans l'enthousiasme initial comme dans la tragédie, aux frontières du surréalisme;
- à cause également d'un casting consternant, sans doute imposé, bobo et bankable, limite repoussoir. Le choix d'Audrey Tautou / Mathilde aime Manec pouvait laisser craindre le pire - toute la force du roman réduite à son côté le plus mièvre.
Appréhensions non fondées, le problème n'est pas là. Certes les acteurs sont assez mauvais, très mauvais pour certains (Omar Sy catastrophique, fausse bonne idée de casting décalé, qui tire un très beau personnage vers un ersatz de SAV, Romain Duris qui passe du sourire niais de la première moitié au désespoir très mal surjoué de la seconde, la scène du massacre des nénuphars ...) mais ils rament, ils font ce qu'ils peuvent, ils ânonnent le texte de Vian, faute de pouvoir l'inscrire dans une perspective claire, dans un ensemble où il prenne sens. De même les thèmes, tous les thèmes du roman sont totalement respectés, presqu'à la lettre, de l'amour fou sur fond enveloppant de musique à la critique sociale au vitriol et au drame final. Il parvient même à noircir encore les côtés les plus sombres du livre - mais noircir, forcer le trait, l'alourdir ne suffit pas à retrouver la force et la finesse de l'original.
Le fiasco vient, essentiellement, des choix d'adaptation, des partis pris de mise en scène, des options retenues par Gondry.
- La force du roman tenait d'abord, on l'a dit, dans le langage. La transposition cinématographique est plus que difficile, peut-être impossible. L'option retenue par Gondry est à la fois simpliste et à côté de la plaque. Ce sont les effets spéciaux, accumulés, qui remplaceront les effets de langage ... Cette accumulation, pas toujours réussie esthétiquement, souvent assez laide, combinée avec une musique assourdissante (la subtilité du jazz est loin), fatigue très vite. Le côté artisanal des procédés (pour faire poétique ...), les prises de vue image par image ne peuvent pas conduire à la poésie du livre ni à la folie de son langage.Ici tout tourne au toc, au préfabriqué;
- à l'inverse, la recherche de l'équivalence livre / film, dans les moindre détails ne peut pas prendre; on ne peut pas passer directement de l'image/mot à l'image/image. Le mot, la phrase, l'association la plus inattendue sollicite le cerveau, déconcerte, la surprise (et tous les possibles qu'elle suggère) l'emporte sur la représentation, l'image concrétisée arrête, fige et le plus souvent cela ne fonctionne pas. On le sait dès les premières minutes :Colin / Duris "se taille les sourcils en biseau", "il perce un trou dans son bain", la traduction en images ne prend pas. Elle ne prendra pas de tout le film.
Pire, l'enchaînement très/trop rapide des plans, le traitement très raté du son (on ne comprend pas ce que disent les personnages pendant une grande partie du film) interdisent tout contact entre le spectateur et les personnages, auxquels dès lors il ne peut plus s'intéresser - aucune empathie possible
Dès lors toutes les grandes scènes du roman, la poésie insolite et délirante du pianocktail, le massacre de la patinoire, l'éléphant de jean-Sol Partre écrasant ses admirateurs, l'omniprésence du jazz (malgré la présence "physique" et assez lourdingue d'un avatar de Duke Ellngton dans le film), même les scènes de l'appartement qui rétrécit qui donne son rythme au roman, tout cela ne prend pas. Pire encore, tous les éléments récurrents du film, ses leitmotivs, sont insupportable, de la sonnerie/insecte aux pilules en billes de métal et au personnage clé de la souris, totalement raté.
Il reste sans doute quelques beaux moments (et chacun, selon l'humeur ou l'ennui du moment retiendra les siens), quelques secondes de pianocktail, les corps étirés lors de la danse, les fusils modernes qui tirent n'importe où, la marche vers le cimetière, dans un noir et blanc sinistre et beau, dans un paysage de marécage et de brume (la seconde partie du film, plus liée et plus posée, me semble d'ailleurs plus regardable que la première même si la toute fin, escamotée, est maltraitée).
Mais ces moments restent ponctuels, déconnectés de l'ensemble. Dès les premières minutes le temps commence à sembler très long. Alors même que le roman était tout en légèreté, d'un accès évident (du moins dans mon souvenir), ici tout est lourd et long. La torpeur s'installe et le spectacle finit par tourner à la purge, à un voyage interminable au bout de l'ennui.
- Un point positif, toutefois - l'envie (peut-être) de relire le roman.