Il n'y a pas à dire, Robert Aldrich est passé maître dans l'art de composer des univers âpres et virils dans lesquels les hommes sont contraints à la violence uniquement pour survivre. Que ce soit avec The Dirty Dozen ou encore avec Ulzana’s Raid, le cinéaste filme la nature humaine sans complaisance, en montrant crûment les comportements les plus abjects mais également en faisant briller les dernières bribes d'humanité qui résident dans le cœur des hommes.
Vaguement adapté de The Road de Jack London, Emperor of the North nous propose une efficace allégorie de la lutte des classes à travers l'affrontement dantesque entre un contrôleur des trains, aussi zélé que brutal, et un marginal éprit de liberté. Savoir prendre le train du capitalisme en temps de crise, voilà en quelque sorte le propos du film. L'image, choc, interpelle d'autant plus le spectateur que le combat paraît démesuré et sans merci. Pour renforcer la portée du film, Aldrich transpose son histoire dans l'Amérique des années 30, celle de la Grande Dépression. Seulement le cadre historique est peu exploité, et la crise reste uniquement en toile de fond de l'histoire. C'est un peu le reproche que je ferais au sujet du film, le contexte socio-économique aurait mérité un meilleur traitement, notamment à travers le développement des personnages secondaires qui restent ici peu exploités. Le scénario demeure un peu trop mince et l'histoire trop linéaire pour espérer avoir un grand film, dommage donc ! Excepté cela, Emperor of the North est un film d'aventures d'une redoutable efficacité, violent et racé.
Il y a un petit goût de They Shoot Horses, Don't They ? qui subsiste dans ce film. Dans celui de Pollack, les enjeux liés à la crise de 29 étaient perçus à travers un marathon de danse, alors qu'ici il s'agit d'un défi presque puéril qui met aux prises le vagabond au contrôleur de train. Si le défi paraît dérisoire, l'enjeu est bien réel, puisque c'est d'honneur qu'il s'agit. On ne rentre pas dans mon train dit en substance le vieux Shack à l'encontre des va-nu-pieds qui essayeraient de frauder pour fuir une réalité sordide et partir vers un ailleurs qu'ils espèrent meilleurs. Mais le bonhomme est l'un des pires salopards de l'histoire du cinéma, un être brutal et sadique qui met un point d'honneur à maintenir son train inviolé. Pour arriver à ses fins, il n'hésite pas à fracasser les corps à coups de marteau et à débarquer manu militari les resquilleurs. La ligne 19 reste ainsi une légende, on n'entre pas dans ce train de la même manière qu'on ne s'évade pas de la prison d'Alcatraz. Seul un homme va tenter l'exploit, il s'agit du prince des vagabonds, le champion des indigents, le mythique N°1.
Mythe, légende, monde violent, sans foi ni loi...Il n'y a pas de doute possible, l'univers décrit par Aldrich est semblable à celui du western. Il évoque l'Amérique des années 30 comme s'il s'agissait d'un retour à l'époque du far west, avec ces pauvres qui veulent conquérir l'Ouest pour réaliser leur rêve, ces institutions qui semblent dépassées et ne peuvent faire régner la loi, seule celle du plus fort prévaut et elle est intraitable lorsque c'est un personnage comme Shack qui la conduit. D'ailleurs ce dernier semble avoir une certaine filiation avec Sentenza, la Brute de Leone, un homme qui applique sa loi d'une manière expéditive ! De la même manière, on peut établir une similitude entre N°1 et l'Homme sans nom...
Aldrich rend passionnant cet affrontement en exaltant l'aspect sauvage des décors naturels de l'Oregon et en utilisant à merveille la lenteur du train pour nourrir l'intensité dramatique des situations. Les deux personnages jouent au chat et à la souris pendant une bonne partie du film, N°1 usant de roublardise et de stratagème pour prendre le train en marche, la tension ne décroît pas et trouve son paroxysme lors du duel final, épique à souhait comme pour tout bon western ! Mais le combat est beau aussi grâce à ses combattants, Marvin et Borgnine imposent avec brio leur présence animale à l'écran.
C'est un peu dommage qu'Aldrich focalise autant son attention sur le duel et néglige quelque peu les personnages secondaires, ainsi que la relation maître/élève qui s'établit entre N°1 et un jeune vagabond rêvant du titre d'Empereur du Nord ! Mais ce titre n'apporte pas grand-chose si ce n'est la vanité ; être couronné roi des vagabonds ou des contrôleurs équivaut à être un roi ubuesque, cela ne veut rien dire ! La véritable richesse de l'homme est son honneur, car une fois l'affrontement terminé, c'est la seule chose qui lui reste. La fin du duel sonne la fin de la récréation pour les parieurs ; gagnants et perdants restent sur le quai et la misère, elle, reprend ses droits.