L'Empire
5.8
L'Empire

Film de Bruno Dumont (2024)

Vous reprendez bien du pach'tiche ?

Dans le monde merveilleux de Bruno Dumont, le Pas-de-Calais est le nombril du monde et l'Humanité (si l'on peut dire) se divise en deux catégories : les Ch'tis et tous les autres. Cette conjecture fondamentale ne s'effacera nullement lorsque la planète est à la merci d'une invasion extra-terrestre.

Il faut dire qu'ils en ont vu d'autres les Ch'tis, à commencer par le mépris consommé que leur vouent les parisiens, dont la déclaration d'amour ultime fut immortalisée sur une banderole de supporters du PSG au milieu des années 2000 : "Chômeurs, pédophiles, consanguins : bienvenue chez les Ch'tis" disaient-ils. Eh bien soit, autant assumer à fond les ballons ! C'est bien ce que nous raconte Brunon Dumont dans presque tous ses films. Vous voulez des chômeurs passablement racistes (La vie de Jésus), des violeurs d'enfant (L'Humanité), des Ch'tis qui ont des mœurs bizarres avec un penchant pour l'anthropophagie (Ma Loute) d'autres qu'on ne comprend rien quand ils causent (tous ses films). Servez-vous. Mais de cette tare ontologique, le Ch'ti tire une force incommensurable. L'avantage d'avoir 20 ans de retard, c'est que le jour de la fin du monde, ils leur restera deux décennies à vivre ! C'est entendu, la bataille ultime de l'apocalypse se déroulera quelque part entre Arras et la Côte d'Opale. Et ce jour-là, seuls survivront les scorpions, les cafards et les Ch'tis.

Bruno Dumont signe avec L'Empire, la suite paroxystique de P'tit Quinquin et de CoinCoin et les Z'inhumains. Mêmes ingrédients de départ : des Ch'tis, de l'absurde, la côte d'Opale et des acteurs/figurants du cru avec une diction impayable. Mais Dumont a souhaité aller beaucoup, beaucoup plus loin : faire un soap opéra dans la veine de Star Wars, rien de moins.

Et vous allez voir ce que vous allez voir. Ce qui va se jouer là, n'est rien d'autre que la survie de l'humanité. Et pour cause, deux catégories d'extraterrestres entendent conquérir la planète, les 1 (les gentils qui veulent propager l'amour) et les 0 (les méchants qui veulent le néant). Pour ce faire, ils ont jeté une tête de pont sur Terre, évidemment dans le Pas-de-Calais, afin de prendre une forme humaine en s'accaparant le corps d'autochtones soigneusement choisis. Rien de moins que le combat ultime entre le bien et le mal, par vaisseaux interstellaires interposés et décapitations au sabre laser. Effets spéciaux pompeux, vedettes du grand écran (Lucchini, Cottin), stars en devenir (Vartolomei, Khoudri), décors léchés et énormes clins d'œil aux procédés lynchiens, Bruno ne recule devant aucune outrance, bien au contraire ! Enfin côté pile. Car côté face on a le Pas-de-Calais et sa faune !

Et le Ch'ti dans tout ça ? Il tente vaguement de comprendre ce qui lui arrive à l'instar du duo de gendarmes Carpentier/Van der Weyden, sortis cryogénisés de la série P'tit Quinquin. Et Toujours aussi perspicaces il va sans dire. Sans oublier la troupe d'indigènes qui n'hésite pas à manifester son exaspération face à tout ce raffut. Avant de se laisser lentement contaminer par la puissance séductrice des extraterrestres.

L'intrigue est en permanence balancée entre une mise en scène grandiloquente et retour sur le plancher des vaches avec des acteurs du coin qui récitent leur texte absurde dans un décor pavillonnaire. Et c'est précisément ce qui fait tout le charme de cette pochade grand-guignolesque, pour peu qu'on ait un goût prononcé pour le second degré.

Bruno Dumont se paye la tête des blockbusters et n'hésite pas à parodier le manichéisme outrancier de la saga Star Wars dans ce pasch'tiche délibérément débile. Or, dans L'empire, le signifiant a beaucoup plus d'intérêt que le signifié. Ainsi les vaisseaux amiraux extraterrestres sont respectivement le Château de Versailles et la Sainte Chapelle. Que faut-il y voir ? Rien sinon que les extraterrestres seraient peut-être bien les prétendues élites auto-proclamées avec d'un côté les "puissants" détenteurs du pouvoir temporel qui aimeraient bien rayer de la carte cette partie indésirable du territoire et de l'autre les bien-pensants et apôtres en tous genres qui souhaiteraient évangéliser ces sauvages et leur apporter la lumière.

Pour ce faire, les "gentils" doivent absolument tuer le "morgat", le fils du démon incarné par un adorable bambin blondinet. S'ensuivent une scène d'enlèvement pathétique et un contre-enlèvement tout aussi grotesque : en gros il suffit de pousser la porte d'un pavillon pour enlever puis récupérer le mioche pour, finalement, le mettre à l'abri chez sa mémère. Les gentils ont perdu la bataille essentielle pour la survie de l'Humanité mais le plus grave dans cette affaire c'est que le prince des ténèbres à mis la main au cul de la princesse ! Faut pas exagérer quand même.

Mais finalement le bien et le mal ont une envie irrépressible de s'accoupler et la bataille finale sera un colossal coït interstellaire qui enfantera d'un gigantesque trou noir... juste au-dessus du trou du cul du monde ! Faites l'amour pas la guerre nous dit Dumont en pleine guerre des sexes post-mee too. Avec de très belles actrices passablement dénudées. Il se foutrait pas un peu de nous, le Dumont ? Assurément.

Adèle Haenel devait terminer en beauté sa carrière cinématographique avec l'Empire. Finalement, après son enthousiasme originel, elle a refusé le rôle après avoir jugé que le scénario était misogyne et le casting trop blanc.

C'est vrai, on ne voit pas d'acteurs noirs à l'écran mais à la place on a un véritable Brandon qui occupe le rôle principal (à côté d'une algérienne et d'une roumaine mais ça ne compte pas car elles sont très pâles). A ceux qui entendent substituer la lutte des races à la lutte de classes, on pourrait également rétorquer que les prolétaires des territoires désindustrialisés sont massivement sous-représentés au cinéma et aucun d'entre eux n'a jamais remporté de prix d'interprétation. Or, ceux-ci peuplent depuis longtemps les films de Dumont avec de vrais rôles à la clé. Le jeu d'acteur est hésitant et l'accent est exotique mais reconnaissons que le réalisateur poursuit de longue date un véritable programme de re-visibilisation ouvrière de la France périphérique. Après tout le wokisme pas-de-calaisien en vaut un autre !

Bref, arrêtons avec les faux procès de circonstance. Allez voir L'Empire, soyez ahuris par ce Star Wars ch'ti alternant grotesque nordiste et space opéra boursouflé. Riez de bon cœur tout en vous lamentant devant l'indigence du scénario et l'amateurisme des acteurs locaux qui acceptent de bon cœur cet exercice d'auto-dérision. Mais dites-vous bien que derrière cette énorme pochade, Dumont ne nous dit pas que des conneries, bien au contraire. Et force est de constater qu'il trace son sillon avec son cinéma populaire totalement expérimental qu'on ne trouve nulle part ailleurs.

Samfarg
7
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Créée

le 25 févr. 2024

Modifiée

le 26 févr. 2024

Critique lue 10 fois

Samfarg

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