Une ombre s’avance et parle ; elle ne vient pas comme une absence, elle vient comme une densité, une matière qui s’épaissit sous nos yeux et qui, par la seule pesanteur de son silence, transforme le récit. L’Empire contre-attaque n’est pas une suite ; c’est une translation du ton, un basculement d’orientation où la fête se retire pour laisser place à la mesure et à la blessure. Irvin Kershner prend la main (dirigé dans l'ombre par un Georges Lucas démiurge mais bien trop épuisé par le tournage du volet précédent pour goûter de nouveau à l'envie d'arborer toutes les casquettes) et, sans renier l’ossature lucassienne, creuse l’espace ; sa main est celle d’un graveur qui joue sur la profondeur, qui sait que la durée pèse et que la lumière peut trahir autant qu’elle révèle. Le film s’impose comme un organisme ; ses plans respirent, tremblent, se retiennent ; ils montrent ce que le premier épisode promettait sans arracher de certitudes, ils habitent l’entre-deux où se noue la vérité des personnages.
La galaxie y paraît moins vaste et plus lourde ; les horizons se recroquevillent pour mieux contraindre les gestes. Hoth n’est pas seulement un paysage blanc : c’est une épreuve climatique qui oblige le cinéma à forger des gestes nouveaux ; le vent travaille la figure, la lumière cisèle la peau, les travellings cessent d’être des démonstrations et deviennent des choix moraux. Kershner compose des cadres qui pèsent ; la contre-plongée n’enfante plus la seule majesté, elle inscrit une hiérarchie, une loi de pouvoir. Les mouvements d’appareil se font rares et précis ; chaque cadrage, par sa durée, exige du regard qu’il se tienne et qu’il écoute ce qui se fissure.
La lumière, ici, sculpte plutôt qu’elle n’éclaire ; elle fracasse les visages en facettes, elle inscrit la tentation sur la chair. Luke, filmé de très près, perd peu à peu la linéarité de son visage ; les gros plans deviennent témoins, autopsies de l’âme en crise. Les plans serrés sur ses yeux, sur la tension de ses mâchoires, sur le tremblement d’une main, disent plus que cent dialogues. Yoda, dans sa petitesse, se transforme en centre de gravité moral ; sa leçon, à la fois burlesque et ascétique, est filmée comme un rituel sobre. Les séquences d’entraînement ne sont pas des démonstrations de savoir ; elles sont des ateliers de doute, des chantiers d’ascèse qui, par leur simplicité, se muent en moments sacrés.
La partition de John Williams traverse le film comme une mémoire altérée ; les motifs se replient, se déforment, prennent la couleur de l’ombre. L’orchestre ne cherche pas à sauver la scène par l’éclat mais à la soutenir dans la ruine ; les silences musicaux ont autant de chair que les notes ; c’est dans l’écart entre l’appel et la suspension que le film trouve sa force. Le design sonore tisse un réseau d’allures mécaniques et de souffles humains ; le souffle de Vador devient motif moral, battement qui rythme une présence et impose une logique de peur sans théâtralité ostentatoire.
Le récit s’enfonce dans la blessure ; il refuse la rondeur consolante. L’aveu terrible qui ravage la narrativité n’est pas un effet de tapage : il est l’aboutissement d’un lent façonnage, d’un travail de plans et de regards qui prépare la coupure comme instrument de vérité. La révélation ne tombe pas du ciel ; elle est préparée par des micro-choix filmiques ; le montage opère comme un bistouri qui ouvre une blessure, et cette blessure, parce qu’elle est nette et sacrée, devient poésie tragique.
Les acteurs habitent cette précision ; Mark Hamill accepte la fissure et se donne à elle, peau contre caméra ; Harrison Ford rend l’ironie vulnérable et, par petites touches, révèle une loyauté qui ne se pare d’aucune certitude ; Carrie Fisher fonde Leia dans la force et la douleur, elle est commandement et blessure ; Billy Dee Williams instille la noblesse compromise, et Lando devient à la fois crime et regret incarnés. Dark Vador, par la seule logique d’un souffle et d’un regard, est icône et supplice : il incarne la mécanique du mal et la logique du lien brisé.
Les corps parlent ; les combats se lisent comme des débats corporels. Les affrontements au sabre ne sont pas des exhibitions mais des conversations de chair ; ils travaillent le rythme, multiplient les ruptures de perspective, usent de l’interruption comme d’un sens. Le duel final est une succession de ruptures d’axe, de contrechamps serrés, de mouvements d’appareil qui rendent la désorientation intime ; la séquence de Bespin, avec ses coupures brusques et ses plans qui claquent, s’achève en déchirure : les repères se disloquent et le montage, en cassant l’illusion des lignes, révèle la fracture intérieure des personnages.
La direction artistique et les effets conservent une foi artisanale ; ce sont des objets travaillés, marqués, griffés par la main humaine. Les matte paintings, les maquettes, les costumes portent la trace de l’atelier ; il n’y a pas d’effacement derrière la propreté numérique ; il y a l’empreinte d’un monde fait à la main, et cette rugosité est la condition de notre croyance. Toucher avec les yeux les artéfacts du film, sentir la poussière sur la tôle, la graisse sur une charnière, voilà ce qui rend le fantastique crédible et la douleur plus réelle.
Il y a dans la capture de Solo une scène qui tient du rite : la machine qui pétrifie l’homme devient autel et tombeau. Cette image, qui transforme le geste d’amour en geste d’exposition, explose la narration et montre combien la tendresse peut devenir vulnérable face à l’ordre du monde. Leia, au bord de l’effondrement, compose un plan d’une cruauté magnifique ; la caméra ne cède pas à la complaisance, elle tient le regard et l’on voit ce que l’on ne voudrait pas voir : la fragilité d’un lien sous la pression du réel. Boba Fett, silhouette muette et cahotée, incarne la banalité administrative de la violence ; sa présence, sobre et efficace, rend l’horreur plus froide encore.
La révélation centrale, montée comme une lente implosion, est un sommet de cruauté esthétique. Elle n’est pas seulement un coup de théâtre ; elle est la conséquence d’une préparation scrupuleuse, d’une accumulation de regards et de gestes qui transforment l’information en blessure. Le montage, ici, fait office de prêtre impassible ; la coupe ouvre et referme, et c’est dans cet entre-deux que l’image apprend à nous faire mal.
Le film excelle dans les micromouvements formels : un insert isolé qui devient oracle, un plan d’ensemble qui ne délivre pas mais relance, un contre-jour qui transforme le visage en silhouette morale. Ces détails, accumulés, composent une écriture du non-dit ; ils offrent au film son horlogerie et sa poésie. Les ellipses ne servent pas l’économie mais l’intensité ; elles éliminent le superflu pour laisser l’essentiel vibrer.
La trame amoureuse entre Han et Leia s’écrit à petits traits ; elle gagne en crédibilité parce qu’elle se refuse aux grands effets. Les regards, les silences, les gestes retenus pèsent plus lourd que les déclarations ; la capture de Solo n’est pas une péripétie anodine mais la crise qui met la tendresse à l’épreuve du monde. L’amour devient alors une force fragile et subversive, un fil ténu mais déterminant dans la cartographie du récit.
La mise en scène, dans sa retenue, prouve une orgueilleuse humilité : elle sait qu’elle peut tout montrer et choisit de retenir. Les plans les plus modestes — une main qui hésite, un visage éclairé par une lampe — rivalisent d’intensité avec les séquences d’ensemble. C’est cette capacité à alterner mesure et emportement qui donne au film son élégance secrète ; le spectacle n’écrase jamais la question morale qui demeure au cœur de l’histoire.
Le pouvoir et la filiation y sont traités comme des tensions intimes ; la pression de l’État se lit dans les angles, la filiation se manifeste par des gestes minces. Kershner installe la politique dans l’intime et fait de l’intime le lieu du politique ; les décisions deviennent actes de chair, les renoncements laissent des cicatrices visibles. Le mythe n’est pas apaisé ; il se densifie par la psychologie et la rigueur du geste filmique.
Le film demande au spectateur une attention exigeante ; il le traite en partenaire, pas en consommateur passif. Il réclame qu’on accepte d’être malmené pour qu’il puisse offrir sa beauté la plus vraie. Et cette générosité-là est sévère : elle consolide plutôt qu’elle n’adoucit, elle aiguise plutôt qu’elle ne rassure.
Il reste une qualité rare : la manière dont le film transforme la parole en motif. Les répliques sont ciselées, elles deviennent portes ouvertes sur l’abîme ; la parole, rare, pèse. Kershner sait tailler ses phrases comme on taille la pierre ; il use de la rareté verbale pour forcer le regard à combler, pour rendre l’ellipse vivante.
Le film ne conclut pas ; il laisse une braise. Il n’offre pas de promesse triomphale mais installe une réserve d’exigence, un désir de retour. L’Empire contre-attaque a fait de la noirceur une maison où se scande la lumière ; il a donné aux ténèbres la capacité d’éclairer nos questions. Sa noirceur n’est pas un effet : elle est un lieu, et dans ce lieu la lumière apprend à durer. Il n'en fallait pas moins pour que l'un des plus grands chefs-d'œuvre du septième art ne voit le jour.