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Il y une semaine, j’ai vu L’Esquive pour la première fois. Ce n’était pas au cinéma, mais quelque part entre deux cours, dans une salle trop blanche, sur un écran trop petit. Et pourtant, je m’en souviens comme d’une expérience physique. Le son saturé, les voix qui se chevauchent, la caméra qui ne s’arrête jamais. Un film qui ne me laissait aucun répit. Pas de respiration, pas d’effets, pas de place pour moi. Et c’est sans doute là que Kechiche m’a attrapé.


Le cinéma, souvent, nous tend la main. Kechiche, lui, nous laisse dehors. Il ne nous explique rien, il filme, il écoute, il attend. On croit être spectateur, on devient témoin. Ce glissement-là, c’est toute sa morale. Je repense à la scène de la classe. Krimo




On n’a pas besoin d’un grand discours sur la lutte des classes : tout est déjà là, dans ce petit théâtre pédagogique. Le savoir, ici, devient arme. Et Kechiche filme cela sans surligner, sans couper : juste la gêne, la tension, la fatigue. On comprend. L’Esquive parle beaucoup, mais ne dit presque rien. Les mots tournent, se heurtent, s’usent. C’est le cinéma d’un pays qui ne sait plus très bien parler, alors il bégaye, il recommence. Kechiche ne cherche pas la phrase juste, il cherche le moment où le mot devient geste. Et parfois, il y arrive. Je me souviens aussi de la séquence avec la police. Les cris, les corps qui s’entrechoquent, la caméra qui se perd. Rien de spectaculaire : juste la confusion, la peur. Kechiche ne dramatise pas. Il découpe le réel en morceaux, sans chercher à les recoller. On ne sait pas très bien ce qu’on voit, et c’est peut-être ça, la vérité.


Devant L’Esquive, je me suis surpris à penser à La Haine. Un réflexe, sans doute. Les deux films partent du même territoire, mais ne se ressemblent pas. J’avais vu La Haine à quinze ans, comme on m’avait dit qu’il fallait le voir. Le film « important ». Noir et blanc, dialogues secs, caméra nerveuse. On y croyait, à la colère. Mais en voyant le Kechiche, j’ai compris ce qui me dérangeait : La Haine regarde la banlieue comme un décor. Comme un terrain de jeu pour un metteur en scène qui rêve d’Amérique. Les personnages y posent, marchent au ralenti, fument comme dans un clip. Tout y est cadré, propre, viril.


Chez Kechiche, rien de tout ça. Pas d’héroïsme, pas de morale. Les garçons sont maladroits, les filles sont vives, les profs sont fatigués. On ne joue pas à « faire cinéma ». On vit, mal, trop fort, trop vite. Le naturalisme, ici, n’est pas une esthétique : c’est une condition. Les acteurs ne jouent pas « vrai », ils sont pris dans le réel, comme des insectes dans de la résine. Et moi, devant ce film, je me suis senti pris aussi. Pris dans quelque chose d’un peu poisseux : la langue, la gêne, la sueur. J’avais beau savoir que c’était du cinéma, je ne pouvais plus le regarder de haut. J’étais dedans, dans le bruit, dans la confusion, dans l’épuisement du monde. C’est peut-être ça que Kechiche réussit mieux que personne : rendre au spectateur sa position d’acteur involontaire.

Il y a chez lui une manière de filmer les visages qu’on ne voit plus ailleurs. Non pas pour les magnifier, mais pour les user. Des visages qui ne sont jamais beaux, mais pleins. Pleins de désir et d’ennui. Il les filme comme des paysages, avec la même patience. Et dans cette patience, il y a une forme d’amour. Un amour sans illusion. J’ai lu que L’Esquive serait un film sur la jeunesse. C’est faux. C’est un film sur la langue. Sur la difficulté de dire, de traduire, de passer d’un monde à l’autre. Le langage de Marivaux et celui de la cité ne s’opposent pas : ils s’enchevêtrent, ils s’étranglent. C’est tout le drame du film : vouloir dire quelque chose qu’on ne peut pas dire autrement.


Et puis il y a cette idée du théâtre. Kechiche fait du cinéma comme on monte une pièce : il répète, il fatigue, il pousse jusqu’à la rupture. La caméra tourne, obstinée, et finit par trouver ce qu’elle ne cherchait pas : un éclat de réel, une vérité minuscule. Ce cinéma-là ne cherche pas à convaincre. À la fin, je ne savais plus si j’aimais le film. Mais j’étais resté dedans, longtemps. C’est rare.

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9
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le 14 nov. 2025

Critique lue 6 fois

Darius Robin

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