Une journée comme une autre dans un petit village américain, où se croisent quelques âmes nomades qui sillonnent des terres encore vierges de civilisation, ou presque. Pas grand chose à se mettre sous la dent, jusqu’à ce que survienne L’Étrange incident.


Dans ce petit village du Nevada, il n’y a pas beaucoup mieux à faire que venir se saouler dans un bar et fantasmer sur un tableau qui le décore. L’ennui devient prétexte à la violence, quand on se met à provoquer des inconnus pour déclencher une bonne bagarre qui dégourdit un bon coup. Une scène aussi anodine qu’elle sera révélatrice de la mascarade qui va suivre. Car, lorsque l’on apprend qu’un fermier a été assassiné, le premier réflexe des villageois va être d’aller faire justice, non pas selon la loi officielle, mais bien dans le but de faire payer à ceux qui ont commis le crime. La chasse va s’amorcer dans la forêt, mais elle sera, étonnamment, de courte durée. Car l’objet de L’Étrange incident n’est justement pas cette chasse, mais bien le jugement adressé aux trois suspects que cette nouvelle milice va trouver sur son chemin, et transformer en coupables idéaux.


L’Étrange incident met en lumière une foule impitoyable, assoiffée de sang et de violence, qui nous fait immédiatement penser au cinéma de Fritz Lang. Le cinéaste allemand savait mieux que quiconque opposer la masse à l’individu, et écraser ce dernier face au poids de la première. On pense, bien sûr, à son Furie (1936), où les coïncidences font se resserrer l’étau autour d’un innocent devenu coupable idéal, face à une population soudain galvanisée par l’affaire, et déchaînant sa haine envers l’homme isolé. Ce travelling très évocateur et puissant où les sept favorables à un jugement équitable font face au reste de la foule, fait aussi penser au simulacre de tribunal de M le Maudit (1931), dont l’ombre plane aussi sur le film. Toutefois, il serait bien réducteur et injuste de résumer L’Étrange incident en un pastiche du cinéma de Fritz Lang, tant il parvient à développer ces thématiques à sa manière, avec au moins autant de force.


Le film de William A. Welman est sec, sans fioritures, il ne fait pas de compromis. Un tribunal est improvisé dans cette forêt, mais le verdict a déjà été prononcé. C’est l’image d’une société qui croit à ce qu’elle veut croire, qui se conforte dans ses idées, cherchant un coupable pour tout. C’est l’occasion pour chacun de vouloir prouver sa valeur, notamment pour le major Tetley, officier en perdition qui se découvre ici l’âme d’un meneur. Henry Fonda, quant à lui, incarne un personnage bien plus mesuré, en retrait, qui n’est certes pas exempt de défaut, mais qui fait partie de ceux qui finiront par émettre un doute raisonnable, préfigurant presque son célèbre rôle dans le magistral 12 hommes en colère (1957). Le doute existe, il envahit même le spectateur qui se demande si ces trois hommes sont bien coupables, si ce n’est pas qu’un seul ou deux des trois, ou peut-être les trois. La longueur du procès, le retardement de l’échéance, tout est fait pour étoffer le tableau, donner de l’ampleur aux personnages, et faire progresser l’anxiété du spectateur pour mieux le cueillir.


Il ne faut pas plus de 75 minutes à L’Étrange incident pour nous marquer durablement, et nous laisser pantois. Tout n’est que certitudes, et, pourtant, leur mise à mal nous fait tomber de haut. L’intrigue et le scénario sont simple, mais l’universalité du propos, la superbe photographie baignant dans une atmosphère nocturne presque onirique, et l’intensité mise dans la prestation des acteurs font de ce film assez peu connu une oeuvre puissante et révoltante, dont les dernières minutes reflètent parfaitement la sensation que nous éprouvons alors nous-même. Les temps changent, mais l’histoire se répète, et un jour comme un autre se lève…


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JKDZ29
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le 5 déc. 2020

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