le 17 oct. 2025
Un soleil de plomb
C'est un truisme que d'affirmer qu'adapter Camus est plus difficile que de puiser dans Simenon, au hasard. C'est qu'il n'est pas question de trahir l'esprit de l'auteur de L'Étranger, tout en...
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Meursault, trentenaire taiseux, occupant un emploi de bureau à Alger, perd sa mère. Aux yeux du monde, son deuil questionne. Il n'en fait pas trop mais pas exactement assez non plus.
Échappant à la convenance qui impose de pleurer aux funérailles d'un parent, il est scruté. Pourquoi, au juste, ne pleure-t'il pas ? Pourquoi ce refus de voir la dépouille maternelle ? Pourquoi ne semble t'il rien ressentir ?
On ne présente plus L'étranger de Camus, court roman publié dans les années 40 ayant tout emporté sur son passage. Succès mondial multi traduit, étudié à l'école depuis des décennies, un des plus grands romans français de tous les temps, tout simplement. Ozon décrit d'ailleurs l'état "d'angoisse et de doutes" à l'idée de s'attaquer à un tel monument de la littérature.
Mais il reste l'angle mort du cinéma. En effet, une seule adaptation du livre a vu le jour, signée Luchino Visconti avec Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault, (alors que le metteur en scène aurait préféré Alain Delon), et avait été désavouée par Visconti lui-même.
L'angle mort donc, de réaliser une adaptation fidèle, plus actuelle. Le défi a perdu un peu de son imposante taille quand Ozon a appris, ce qui l'a surpris, que les droits d'adaptation étaient disponibles. Les doutes ont laissé place à l'excitation quand le metteur en scène a envisagé Benjamin Voisin dans le rôle de Meursault. Le film est alors devenu une nécessité.
Malgré le soutien de Gaumont, le film est réalisé dans une économie restreinte. De l'aveu même du cinéaste, le choix du noir et blanc, par exemple, constitue autant un choix esthétique, en vue d'une certaine épure, que financier, face à la difficulté de reconstituer Alger à l'époque de manière réaliste.
Pour autant, cette économie de moyens sied parfaitement au film. Les personnages étant à peine dessinés (quel sont vraiment les métiers de Meursault, de Sintès ?) et les situations volontairement archétypales (l'enterrement, l'histoire d'amour, le procès), le noir et blanc vient figer et magnifier ces personnages encombrés par leur propre médiocrité, dans cette Alger précoloniale, vouée à disparaître. Une oasis désuète, vécue comme un paradis par des colons insouciants et indifférents à la condition des algériens qu'ils côtoient. Ozon n'hésite d'ailleurs pas à débuter son film, non sans ironie, par un reportage (réel), présentant ce regard français, orientaliste et colonisateur.
Fidélité et écarts
Ozon s'attache d'abord, avec une dévotion presque religieuse au livre, à retranscrire les évènements de la première partie. Le deuil de la mère, donc, puis, le retour à la vie et à la ville, la rencontre avec Marie, avec qui il couche le lendemain même de la mise en bière, leur relation, la rencontre avec Sintès le mauvais garçon, les choix douteux de Meursault, jusqu'au meurtre d'un algérien sur une plage.
La première partie est donc rigoureusement fidèle et même clôturée par un extrait du livre, en voix-off : "C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur."
La deuxième partie permet au réalisateur de prendre quelques libertés, tout en restant proche de l'esprit d'Albert Camus. Pour des soucis d'efficacité, certains propos tenus par Meursault, seul face au juge d'instruction dans le roman, sont dits au procès, devant une audience, dans le film. La ferveur chrétienne du juge d'instruction dans le roman est absente du film. Ou encore, l'histoire du Tchécoslovaque (un fait divers particulièrement glauque qui fascine Meursault en prison), est racontée à Marie au parloir, dans le film.
Mais Ozon réalise d'autres écarts, plus personnels, sans que cela ne soit jamais gênant ni anachronique. Geste fort, il redonne une dignité aux personnages algériens en leur inventant un nom. Les personnages féminins, Marie - petite amie française de Meursault - ainsi que la sœur algérienne du défunt, prennent également de l'épaisseur et servent à faire exister le contexte social et politique de l'Algérie de l'époque. Elles donnent une voix (et, encore une fois, un nom) aux victimes des agissements du protagoniste et nous rappellent son égoïsme forcené, son impossibilité à se lier au monde avec empathie.
Enfin, dernier écart, typique de son cinéma, Ozon fait exister une ambiguïté sexuelle entre Meursault et sa victime sur la plage mais aussi, en filigrane, entre Sintès et Meursault. Un désir homosexuel inavouable, refreiné. Jusqu'à l'envie de meurtre ?
Voisin énigmatique
Plans fixes, noir et blanc et reconstitution rigoureuse créent un film sobre, fidèle au vertige métaphysique du livre. Si Ozon ne fait que des bons choix dans L'étranger, il faut parler du plus évident : Benjamin Voisin dans le rôle principal !
Impénétrable et inquiétant pendant la majorité du film, l'acteur révèle finalement l'indifférence profonde de son personnage à son propre sort mais aussi à la marche du monde, dans une scène de confrontation rageuse avec un aumônier (Swann Arlaud, toujours excellent) qui pourrait lui valoir des distinctions.
Rebecca Marder, quant à elle, campe une Marie plus trouble et obsédante que dans le livre, peut-être le seul personnage percevant Meursault tel qu'il est mais l'aimant tout de même (à son corps défendant ?). Un Meursault abîme ambulant, ballotté par l'existence au gré de circonstances changeantes, sans réel avis ni volonté. Aimait il bien sa mère ? Aime t'il assez sa petite amie, a t'il une vie sociale, des amis, des rêves, une conscience ? Est-il dangereux ? Fou ? Raciste ?
Meursault demeure ainsi ce monolithe énigmatique qu'Ozon agite en tous sens pour mieux questionner notre temps. Face à une époque de performance, dans laquelle il faudrait absolument se dépasser pour s'accomplir, il présente un personnage statique, appréciant la monotonie de son quotidien, observateur impassible de la comédie humaine se jouant dans son immeuble et son quartier.
Mais, plus trouble, dans une époque d'inversion des valeurs, glorifiant des criminels et blâmant des victimes, au gré des changements sociétaux, Meursault est également ce monstre coupé de toute émotion, incapable d'expliquer son geste, qui n'ambitionne rien d'autre que d'observer ses contemporains comme un vampire et jouir de l'air du temps, fût-il colonial et meurtrier...
Clément BOYER-DILOLO
Critique à retrouver sur Le Monde du Ciné : http://Lemondeducine.com/letranger-critique-cine
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Créée
le 27 oct. 2025
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