En préambule je dois signaler que je ne m'attendais pas à autant apprécier le film, n'ayant vu que deux long-métrages signés Richard Fleischer, m'ayant tour à tour passionné (Soylent Green), puis inspiré un désintérêt poli (20'000 Lieux sous les Mers, sous l'égide de Disney).
C'est donc une vraie claque esthétique que je me suis pris en visionnant 10 Rillington Place, claque que je vais tenter de remettre en perspective de l'analyse matérialiste que l'on peut faire du film.
Une première lecture féministe du film m'est plus ou moins venue dès la scène de dispute, il est donc nécessaire de décrire précisément les événements qui s'y déroulent. Le litige débute car Christie informe Tim que le couple est en retard sur leurs paiements, ayant lu son courrier car ce dernier ne sait pas lire. On pourrait croire à une manipulation maligne venant de notre tueur, mais le salaire du jeune homme ne suffit effectivement pas à couvrir les frais du ménage, comme Beryl nous le confirmera. Le mari prend la mouche et se met à crier, réveillant leur bébé. On comprend déjà que Tim est en bas de l'échelle sociale, travaillant toute la journée pour un salaire misérable en restant dans son illettrisme, déléguant la bonne tenue du logis et des comptes à sa femme (comme c'est le plus souvent le cas dans nos sociétés occidentales modernes). Cette dernière lui informe alors qu'elle est enceinte et qu'elle a décidé de prendre les devants en optant pour l'avortement médicamenteux, alors illégal, marginalisé et moralement rejeté à l'époque. Cela constitue une humiliation pour Tim qui ne peut accepter que sa femme doive "tuer" pour conserver leur faible niveau de vie. La tension monte, la jeune femme décide que son amie Alice, venue l'aider à s'occuper de l'enfant pendant qu'elle est souffrante à cause du traitement, dormira avec elle cette nuit pour la protéger des représailles de son mari.
Il quitte alors la maison pour aller au bar. Là-bas, en suivant à la lettre les codes de la socialisation masculine, Tim se vante d'avoir deux femmes dans son lit, réaffirmant, par le biais de la boutade et de l'auto-fiction graveleuse, le peu de pouvoir et de contrôle qu'il peut avoir sur sa condition. Il est volubile, il fait rire, c'est la seule situation de force dans laquelle on verra Tim. En retournant chez lui et en retrouvant Alice couchée à sa place dans le lit conjugale, il se remet à crier et réveille le bébé sans s'en occuper, pousse sa femme et son amie, inconscient de la violence qu'il exerce. On constate alors la solidarité féminine, les deux femmes étant obligées de s'entraider entre amies dans des situations de grande vulnérabilité.
La dispute se conclut au moment où Christie intervient pour réinstaurer l'ordre dans le couple, non par réel soucis pour la sécurité de Beryl, mais avant tout pour ne pas attirer l'attention sur sa maison et conserver sa bonne "réputation" auprès du voisinage. Il exige qu'Alice quitte les lieux, en prétextant une close de sécurité dans le bail qu'a signé le couple, usant alors de ses droits de propriétaire. Le modèle familial normatif est restauré : un homme, une femme et un bébé.
Et le statut de Christie m'est alors venu comme une évidence. Ce protagoniste-antagoniste (ayant les deux rôles à la fois) incarne l'autorité patriarcale suprême dans ce film, cette autorité se construisant toujours en concurrence avec celle des autres hommes pour avoir le contrôle sur les corps féminins. Étant tout-à-la-fois le propriétaire des lieux, ancien militaire (incarnation de la fierté nationale britannique), ancien policier (autorité sur les classes laborieuses) et se faisant passer pour médecin pour assassiner ses victimes (autorité sur le corps des femmes), il est celui qui contrôle le narratif sur tout le film (qui s'ouvre et se conclut sur lui). Il est celui auquel le couple Evans va accorder toute leur confiance, alors même qu'il n'inspire que la terreur, car il a le pouvoir.
C'est ainsi qu'il va pouvoir abuser de cette situation pour assassiner Beryl, venant finalement vers lui pour un avortement chirurgical. Et alors que tout vient à l'encontre de son meurtre parfait, il parvient à retourner la situation et à faire suffisamment paniquer Tim pour lui faire avouer ce meurtre et à travers lui celui de son propre enfant.
Le film change alors de dimension. D'une reproduction extrêmement tendu d'un fait divers, on passe à une description beaucoup plus sobre d'un cas judiciaire, en en faisant un véritable marqueur historique.
On se prendrait à croire que la Justice spectaculaire remettra un peu de sens dans le déroulé des faits, mais il n'en est rien. Alors que le premier interrogatoire dirigé contre Christie est très violent, le second contre Tim l'est tout autant, et on comprend à nouveau que le plus faible va payer pour le plus cruel. Comme annoncé auparavant, personne ne va croire le pauvre homme illettré, qui finit pendu au bout d'une corde, occasionnant un des raccords les plus brutaux qu'il m'ait été donné à voir, sa fin de vie se répercutant sur la santé corporelle de Christie, comme un ironique châtiment divin.
Il convient de préciser que l'autorité masculine qu'incarne Christie n'est pas nécessairement virile. Cela se voit déjà dans son nom, plutôt féminin, dans son physique ingrat et sa gestuelle de grabataire. Mais cela se sent d'autant plus dans sa voix, susurrée et pernicieuse dans un premier temps (tout-à-fait oppressante), qui n'évoquera plus que la timidité une fois à la barre du tribunal, son plus précieux atout dramatique se retournant alors contre lui. On peut d'ailleurs ici dresser un parallèle avec la fin de la Zone d'Intérêt, où le commandant Höss finissait par vomir dans les couloirs de son bureau, comme par ultime impossibilité pour son corps d'embrasser totalement l'horreur qu'il produisait. Christie, de son côté, pousse une sorte de râle choqué quand il sait son adversaire condamné. La caméra zoome sur notre tueur, on nous donne à nouveau l'espoir que cet écart de conduite puisse retourner la situation, mais ça ne suffit pas.
Suite au procès, sa femme, impuissante face à la Justice, réalise tout de même qu'elle ne peut plus vivre avec l'illusion de bienfaisance qu'incarne son mari. Alors qu'elle semble bien décidée à le quitter, il l'assassine, hors champ. On ne le verra qu'enterrer le corps de sa femme dans le sol de sa maison. La maison devient alors le symbole de cette structure bien charpentée et d'apparence idéale mais bâtie sur la violence faite envers les femmes.
Cela me semble être le meilleur moment pour préciser qu'à partir du moment où Beryl meure, c'est la femme en tant que classe qui disparaît du film. Le premier meurtre (servant d'incipit) et le deuxième sont filmés de façon assez semblable et détaillée, nous montrant toute la pénibilité galvanisante de ses gestes. Après ça, on ne suit plus que le destin et les états d'âme de Tim et de Christie, Alice étant assez vite évacuée de l'histoire. Les femmes disparaissent petit-à-petit des cadres, le quatrième meurtre n'étant à nouveau réduit qu'à l'exercice de séduction qu'il implique (peut-être la dernière source de jouissance existante pour Christie ?) jusqu'à un dernier plan nous montrant enfin une des cachettes de la maison, et présentant un corps de femme morte, à moitié nue et en tailleur, dans une position suggestive. La femme n'est plus réduite qu'à ça, la mise en scène du film épousant le point de vue du tueur, ne les voyant que comme des objets de chair inanimés.
Et ce n'est finalement que quand il est en dessous de tout, dépouillé de tous ses attributs, que Christie se fait rattraper, à la volée. On ne nous contera pas la suite de l'histoire, mais on peut aisément penser que cette arrestation suivi de sa condamnation a dû paraître comme un soulagement pour la société londonienne. Soulagement grossièrement hypocrite puisque l'on a d'abord vu un innocent mourir de la pire des façons à sa place, et que le film se termine sur la lourde respiration du tueur en série, le figeant dans l'éternel. Mais on a finalement trouvé la bête, le marginal qui a fait tant de mal, caché dans les bas-fonds de la glorieuse Angleterre, alors que personne n'avait pu prédire cela. Pourtant la monstruosité humaine n'est pas une déviance de la domination patriarcale, elle est son juste accomplissement.
Je précise en fin de texte que bien évidemment ce sens de lecture de l'œuvre n'est pas infaillible et certainement non voulu par Fleischer, il n'en reste pas moins pertinent à mon avis.