Avant le très réussi Quai d’Orsay de Tavernier, un autre cinéaste s’était attaqué au travail du langage chez les politiciens, dans son versant dramatique.
L’exercice de la parole, telle est la mission du ministre : sur le terrain, devant les bus dans les ravins ou les instances bradées par l’état déficitaire aux profit des grands groupes privés, l’idée est la même : désamorcer, rassurer, combler.
La première qualité du film est sa dimension documentaire, aussi authentique que fluide : par un sens acerbe de la mise en scène Schoeller orchestre un ballet permanent de déplacements, d’échanges et de décisions. La chorégraphie des conversations, téléphoniques, en conférences, à deux, voire trois interlocuteurs simultanés saisit avec justesse l’écriture continue du discours, le placement des éléments de langage et les corrections des interventions.
Sur le langage, la greffe de l’image : le glaçon sur les cernes, la cravate, le rasage et ses petites coupures à deux heures du matin, avant d’aller parler devant un amas de tôle froissée ; la photo qui aligne les chômeurs de longue durée embauchés le temps d’un stage, hébétés, embarrassés, embarqués dans une communication dont ils ne maitrisent pas les enjeux.
Au sein des lieux de pouvoirs, où tout bourdonne, quelques pivot inamovibles autour desquels gravitent ceux qu’on bombarde sur le terrain : les directeurs de cabinets, en la personne royale de Michel Blanc, d’un calme marmoréen et grandiose, rivé à son bureau, éminence grise de la pénombre.

En parallèle de la ruche, les silences : l’épouse à la parole rare, qui réconforte et soulage par son corps, le mutisme du chauffeur, l’assourdissant silence qui succède au fracas de l’accident, comme un point d’orgue des tensions qui trouve son aboutissement dans les questions qu’on se pose à propos de la place de la parole à l’enterrement. La vieille garde du pouvoir, l’Eglise, reste détentrice de la parole face à l’indicible, tandis que le ministre double l’homélie de son propre laïus, très probablement sincère, mais qui surgit aussi par réflexe professionnel.

Cette poche de mort au sein de la machine n’est pas pour autant à considérer comme un retour du tragique et un appel à la mesure dans le monde des hommes. La machine repart, et si le récit propose une véritable réflexion sur elle, c’est davantage sur son efficience que sur son fonctionnement. Le ballet des nominations, des stratégies et des mesures cache mal le vent qu’on brasse et l’inertie de tout ce décorum. Entre l’idéal démocratique et les exigences économiques, la volonté de préserver un certain esprit jacobin et les désirs sincère de faire bouger les lignes, l’Etat se disperse et s’épuise, et comble par une parole constante, contradictoire, décrédibilisée, mais toujours aussi ciselée par ses auteurs et décryptée par ses auditeurs.
Schoeller, comme Flaubert, présent partout mais visible nulle part, regarde avec maestria son petit monde en se gardant bien de le juger. Certes, les ambitions personnelles semblent un temps l’emporter sur les problématiques collectives, et le retournement final a de quoi laisser perplexe sur le soulagement supposé du personnage principal. Mais la dignité des personnages dans leur dévouement, et l’attente à laquelle ils font face ne semble pas pouvoir pour autant être balayées d’un revers anarcho-contestataire de la main. Cette parole, dont on nous donne à voir la laborieuse et intelligente élaboration, reste un élément fondamental, attendu par la foule : face à la tragédie, face à l’incertitude du futur et aux mutations du présent, elle reprend vaillamment le flambeau à la suite des mythes et des sermons. Contestée, malmenée, décrédibilisée, certes, mais toujours présente car toujours sollicitée.
Sergent_Pepper
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Sergent_Pepper

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