Le mystère s’épaissit : alors qu’on s’était échiné à expliquer les raisons pour lesquelles le cinéma de Bela Tarr n’est ni poseur, ni gratuit, ni snob après les chocs esthétiques des Harmonies Werckmeister, du Tango de Satan et du Cheval de Turin, comment expliquer qu’on soit rétif aux mêmes procédés dans un autre de ses films publié à la même période ?


L’homme de Londres, comme bien des opus du cinéaste hongrois, se construit dans la douleur et la lenteur d’une recherche incessante de financement, et sort finalement en 2007 où il est présenté au Festival de Cannes. On imagine bien l’attente des amateurs, pour un projet qui adapte Simenon et s’offre notamment les services de la star indé Tilda Swinton. Amateurs qui n’auront par ailleurs aucune difficulté à retrouver la signature du maitre pour un noir et blanc, engoncé dans une lenteur millimétrée, des plans-séquence à rallonge et une intrigue volontiers taiseuse.


La virtuosité a toujours été une composante ambivalente du cinéma de Tarr : l’ostentatoire y rivalise avec le contemplatif, et peut questionner sur la gratuité de la forme. Alors que dans Le Tango de Satan ou Le Cheval de Turin, la transcendance opère de façon presque magique, L’homme de Londres exhibe davantage son processus de fabrication. La faute, peut-être, au déracinement du cinéaste qui délocalise ses prises de vue pour un environnement urbain qui semble exacerber la construction artificielle de son propre regard. Si les mouvement d’appareils sont toujours aussi incroyables, ils sont désormais bien plus visibles, notamment soulignés par un jeu d’éclairages volontiers expressionniste, emprunté à la thématique du film noir qui convoque abondamment l’imagerie d’un Troisième Homme, par exemple, où les silhouettes à la lumière d’un réverbère et les hautes rues qui découpent les espaces font des personnages des pantins aux prises de machinations qui les dépassent.


C’est aussi le déploiement de cette intrigue qui déconcerte : la parole est désormais vectrice d’explications, alors qu’elle est traditionnellement reléguée à un arrière-plan volontairement vain. Tarr désactive certes les ressorts conventionnels du policier, et l’on comprend bien que son propos se situe surtout sur la thématique ô combien importante chez lui du témoin. Du haut de cet observatoire crucial, son personnage se retrouve dépositaire d’une vérité qui va impliquer l’épreuve de sa liberté, et de son choix. Mais les conséquences sur les autres personnages (l’épouse, la fille) génèrent des séquences assez embarrassantes, notamment par l’emploi d’un français dont on ne comprend ni la source, ni l’intérêt dans sa formulation par des comédiens qui le prononcent phonétiquement. Maladroite métaphore de l’incommunicabilité entre les êtres ? Quoi qu’il en soit, quelque chose se grippe, entre les auto-citations (la danse dans le café et l’occupant qui, après le pain dans Le Tango, se pose un œuf sur le front) et une musique continue pour construire une ambiance plus laborieuse qu’à l’accoutumée, assez proche des nappes de Badalementi chez Lynch. Comme si la beauté inhérente au travail de Tarr était ici instrumentalisée, ancrée, cristallisée dans un récit trop figé, dans un décor trop minéral, auquel manquent les splendides béances de la pluie, la boue et le mutisme des errances.
Le Cheval de Turin viendra, de manière définitive, parachever cette traversée.

Sergent_Pepper
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le 16 mai 2020

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