Le synopsis du film est tiré d'un roman de Georges Simenon, L'Homme de Londres, paru en 1934 et déjà adapté à diverses reprises pour le cinéma et la télévision. Dans une interview au British Film Institute en mars 2001, Béla Tarr déclarait: «Je crois qu'on fait le même film tout au long de sa vie.» Son dernier opus confirme cette déclaration en s'inscrivant dans le droit fil de ses précédents longs-métrages, en particulier Damnation (1988), Sátántangó (1994) et Les harmonies Werckmeister (2000). Ces quatre films partagent la mise en page rigoureusement identique des bancs-titres de générique, la pellicule noir-blanc, des dialogues réduits au minimum, de longs plans-séquences et des histoires plus suggérées que narrées. En effet, Tarr ne s'intéresse pas tant à l'intrigue qu'à la manière dont les protagonistes la vivent.

L'équipe du réalisateur comporte un noyau dur qui n'a pas vraiment changé depuis trente ans:
– Ágnes Hranitzky, monteuse de tous les films de Tarr depuis 1981 et coréalisatrice des deux derniers (elle est aussi son épouse);
– László Krasznahorkai, scénariste des trois films précédents et coauteur du scénario de L'Homme de Londres;
– Mihály Vig, compositeur des musiques des quatre derniers films et interprète d'un personnage important de Sátántangó;
– Gyula Pauer, décorateur et conseiller artistique de plusieurs films de Tarr, mais aussi acteur du rôle de l'aubergiste dans Damnation, Les harmonies Werckmeister et L'Homme de Londres.

La plupart des acteurs de Tarr ne sont pas des professionnels et plusieurs apparaissent dans différents films, notamment Erika Bók qui est Estike dans Sátántangó, Henriette dans L'Homme de Londres et la fille d'Ohlsdorfer dans Le cheval de Turin. Le seul acteur professionnel hongrois avec un rôle important est János Derszi (Brown). Il joue d'ailleurs les mauvais garçons dans la plupart des films de Béla Tarr. Quant aux quelques artistes étrangers, Lars Rudolph (János Valuska), Peter Fitz (György Eszter) et Hanna Schygulla (Tünde Eszter) dans Les harmonies Werckmeister ainsi que Tilda Swinton (Mme Maloin) et Miroslav Krobot (Maloin) dans L'Homme de Londres, ils sont doublés en hongrois, du moins dans la version présentée à Cannes. Le film a été par la suite retravaillé et doté (pour son plus grand malheur) d'une bande-son en français et en anglais.

Si l'on pouvait trouver amusant de voir dans deux films Gyula Pauer jouer l'aubergiste, sa troisième apparition dans L'Homme de Londres montre que ce choix n'est en rien un gag mais relève d'une volonté délibérée. De même le rôle d'Henriette (la fille de Maloin), confié à Erika Bók, qui interprétait déjà Estike (l'enfant au chat) dans Sátántangó. Dans toutes les histoires de Tarr, l'aubergiste apparaît comme une seule et même personne, peu importe qu'il s'appelle Willarsky ou Hagelmayer. La remarque vaut aussi pour Estike et Henriette qui partagent le destin commun des enfants-victimes. Les clins d'œil ne se font toutefois pas qu'à travers les personnages des différents films: les actes les plus banals sont autant de références qui traversent l'œuvre de Tarr pour constituer un univers d'habitudes en apparence insignifiantes. Maloin boit selon le même rituel que le voisin délateur de Sátántangó. Et lorsqu'il jette une bûche dans son calorifère surgit à l'esprit du spectateur le poêle de la première image du film Les harmonies Werckmeister. Autant d'habitudes dans lesquelles l'insignifiant devient signifiant, parce que les images et les personnages des quatre derniers films de Tarr ne cessent de s'interpeller: leur existence est une suite de gestes futiles et quotidiens dont la répétition témoigne de leur vanité. Les habitudes sont à la fois leur fil d'Ariane dans le labyrinthe de la vie et leur prison. Elles leur permettent d'avoir quelque chose à quoi s'accrocher tout en les empêchant d'échapper à leur condition. Certes, les protagonistes cherchent à sublimer leur existence (Valuska), à changer leur destin (Karrer, Irimiás, Maloin), à renverser le cours de l'Histoire (Eszter et ses théories sur les sons). Mais ils sont immanquablement rattrapés et broyés.
Le décor et l'ambiance ont beau être dans la ligne du film noir classique, l'exposition de l'intrigue est tellement ténue qu'il faut regarder deux fois le film pour commencer à comprendre. Mais peu importe le récit, au fond. Ce que Tarr montre, ce n'est pas tant un imbroglio criminel que l'évolution des hommes et les pôles entre lesquels les personnages oscillent. Il y a d'abord le noir et le blanc, admirablement opposés dans le premier plan-séquence avec la moitié éclairée de la coque du navire. Le noir est la couleur de l'écran au début du film. Le blanc celui de la fin. La musique est aussi bipolaire. Aux premières notes d'un long arpège, on croit entendre un orgue. Puis on réalise qu'il s'agit de sirènes de bateaux. Dans L'Odyssée d'Homère, le chant des sirènes, créatures féminines inaccessibles, faisait perdre leur cap aux marins si bien que les vaisseaux allaient s'échouer sur des récifs, entraînant les hommes vers la mort. Ici, le chant des sirènes sonne comme un requiem. À cette musique funèbre s'oppose la ritournelle jouée à l'accordéon, réminiscence des auberges de Sátántangó et de Damnation. Chez Tarr, les bistrots sont toujours, comme chez Yasujirō Ozu, des lieux de fuite où l'on refait le monde, où l'on s'enivre, où l'on échafaude les projets les plus insensés. La mélodie qui sert d'écrin à ces délires fait oublier la mort que l'arpège rappelle avec obstination. Son mode mineur, sa nostalgie infinie, comme toutes les compositions de Mihály Vig pour les films de Tarr, ne la rendent cependant que plus impuissante à conjurer le destin. Il faut aussi parler des pôles que forment les couples. Que ce soit celui des Maloin ou des Brown dans L'Homme de Londres, celui des Eszter dans Les harmonies Werckmeister, de Karrer et de la chanteuse dans Damnation, d'Irèn et Laci dans Le nid familial, aucun n'est en harmonie, aucun n'est porteur d'espoir.

Que représente L'Homme de Londres dans l'œuvre de Tarr? Dans le plan-séquence initial, d'une durée de douze minutes, l'objectif, comme dans aucun autre travelling de Tarr, arpente et s'approprie tout l'espace, montrant par sa fluidité et sa liberté à quel point les personnages sont prisonniers de leur gravitation. La caméra semble avoir des ailes pour mieux regarder les hommes et les aimer, sans jamais les juger. En ce sens, elle est la sœur de Damiel et Cassiel, les deux anges du film Les ailes du désir (Wim Wenders, 1987). Comme eux, elle se glisse sans hâte, hors du temps, pour aller jusqu'au cœur des êtres, prête à capter chacune de leurs convulsions dans un monde où la mort est l'unique certitude, l'habitude par excellence de l'humanité. Plusieurs rôles prennent un relief auquel les films précédents ne nous avaient pas habitués. Ainsi cet étrange inspecteur Molisson qui agit en dehors des lois et rend seul la justice. Jamais dans un film de Tarr un protagoniste n'a été aussi peu attaché à la condition humaine. Son comportement avec Maloin et Mme Brown est pour ainsi dire christique. Il console, il remet les fautes, il cherche à soulager. En face de lui, Mme Brown apparaît comme le double d'Anna Schmid, la maîtresse de Harry Lime dans Le troisième homme (Carol Reed, 1949). Toutes deux ont été utilisées pour piéger l'homme qu'elles aimaient. Toutes deux, dans les dernières images, refusent la récompense et disparaissent, conservant leur dignité. Maloin, enfin, que la richesse subite a rendu odieux, cherche sa rédemption en se constituant prisonnier. Il n'est pas sûr que le pardon que lui accorde Molisson lui fasse retrouver la paix. Au contraire même. La harpe de verre qui ponctue l'arpège des sirènes lorsque Molisson procède à la reconstitution du lancer de la valise ne fait rien d'autre que saluer la découverte de la vérité chez Molisson. Les dernières notes du film, toujours à la harpe de verre, marquent la fin du travail de l'inspecteur, la fin de l'énigme. Pour Maloin et Mme Brown, la vie continue, avec leurs doutes et leurs échecs. Mais ce qui fait de L'Homme de Londres une nouvelle avancée dans l'œuvre de Béla Tarr, c'est que ce film met formidablement en adéquation la photographie, la musique et l'intrigue pour en faire un spectacle total et bouleversant sur la condition humaine.
StanLefort
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le 12 juin 2011

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