L’homme des hautes plaines s’ouvre et se ferme sur un même plan : un horizon embrumé par la chaleur sur lequel apparait ou s’estompe la silhouette fantomatique d’un cavalier. Surgi de nulle part, dénué de nom et aux motivations troubles, le héros pénètre une ville à l’artificialité elle-même inquiétante, dans un long et silencieux défilé sous le regard torve d’habitants neurasthéniques.
Habitués que nous sommes à l’anonyme mutique de Leone, nous pensons retrouver là un archétype : petite malice d’Eastwood qui file la référence pour mieux lui tordre la bride. Les premiers plans quittent déjà le jaune au grain poisseux de sueur du maitre italien, pour lui substituer des façades brillantes, sous un ciel bleu d’une netteté immaculée. La réédition en Blu-ray rend parfaitement hommage au grand travail de la photographie qui déréalise avec pertinence cette fable noire.
Fort d’un ascendant que les mots peinent à formuler, le cavalier solitaire met la communauté au pas, qui s’exécute lorsqu’il exige qu’on donne à manger aux mexicains, qu’on distribue des couvertures aux indiens ou qu’on repeigne toutes les façades en rouge. Prophète infernal, argumentant avec les hommes à coups de flingue, avec les femmes à coup de reins, le seul fait qu’on le laisse faire dit moins sa puissance que la coupable soumission volontaire des habitants.
L’animation imposée par cette présence étrange transforme une ville mutique en une sorte de cirque qui ne ferait rire personne : le nain est propulsé shérif, et l’on prépare un repas collectif en attendant le retour de 3 truands sanguinaires qu’on espère pouvoir abattre.
Au cœur du film, la scène du trauma originel poursuite cette filiation avec le théâtre et le spectacle retors : la mise à mort d’un homme sous les coups de fouets et le regard passif de toute la communauté, statues de cire dans des obliques et un éclairage qui semblent vraiment annoncer les farces monstrueuses et clinquantes que réalisera Lynch par la suite.
D’une âpreté noire et lucide sur la nature humaine, L’homme des hautes plaines explore avec un regard acéré les thèmes du Dogville de Lars Von Trier, qui lui aussi livrait là son regard sur la collectivité américaine. Celle d’une zone originelle de non-droit, dans laquelle les morts n’ont même pas leur stèle.
Audacieux, original, à la lisière d’un fantastique parfaitement exploité pour faire éclater la vérité à propos de l’enfer sur terre, L’homme des hautes plaines est un coup de maitre : il pérennise le grand western tout en proposant une véritable singularité du jeune réalisateur qu’est Eastwood.
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