On connaît généralement Ernst Lubitsch le génial réalisateur de comédies, mais qu’en est-il de celui qui s’intéresse aux tragédies ? A dire vrai, la question n’est pas des plus simples, tant cela est rarement arrivé, à tel point que L’Homme que j’ai tué est probablement l’un des seuls drames qu’il ait réalisé, mais cela ne l’empêche pas de réussir un nouveau coup d’éclat, au contraire.


En 1919, l’heure était à la célébration, on fêtait l’anniversaire de la victoire en défilant sur les Champs-Elysées, en faisant tonner les canons et en amassant des officiers armés dans les églises et les cathédrales. Alors que certains se remettent difficilement de leurs blessures après avoir enfin échappé à l’enfer, les voici réveillés par ces mêmes bruits qui les terrorisaient dans les tranchées, signifiant souvent une mort imminente. Sans modestie, la victoire s’exprime avec les mêmes mélodies qui composèrent l’interminable symphonie de l’horreur qui dura plus de quatre ans.


Dans un montage qui rappelle grandement le cinéma muet, alors encore très proche, L’Homme que j’ai tué s’ouvre ainsi sur une séquence d’introduction très évocatrice et percutante, avec ce défilé visible de derrière un soldat car à moitié amputé d’une jambe, cette mise en avant des sabres des officiers dans l’église, ce réveil en sursaut des blessés à l’ouïe des canons… L’Homme que j’ai tué démarre en fanfare et avec fracas, mais c’est dans l’intimité, le recueillement et la lutte face à l’adversité qu’il va se poursuivre. Un homme, désemparé, doit vivre avec le fait d’avoir tué, et il doit expier son crime par ses propres moyens, à défaut d’avoir pu le faire grâce à la foi. L’Homme que j’ai tué prend alors la forme d’un périple dans l’Europe d’après-guerre, où les ressentiments sont encore forts, où les erreurs du passé se répètent, mais où peut s’entrevoir également une lueur d’espoir, sans cesse mise en danger par l’aspect irrésolu de cette guerre meurtrière.


Le monde dans lequel évolue Paul, le protagoniste du film, est un monde de fantômes. Dans la maison familiale du soldat qu’il a tué au combat, le cadre met en évidence cette chaise vide, où les personnages soupent en étant proches les uns des autres, tout en semblant très éloignés par cette absence. Paul cherche la vie dans un monde où règne la mort, mettant l’accent sur la mort du soldat allemand, mais aussi celle, au sens figuré, de Paul, qui n’est plus lui-même, et qui fait penser au spectateur que les deux hommes sont finalement morts ce jour-là. Face à un deuil irrésolu, toujours habillé en noir, il est lui aussi devenu un fantôme. Pourtant, là où il voyage pour faire face à la mort dont il est le coupable, c’est la vie qu’il rencontre, notamment à travers cette famille allemande qui doit affronter le deuil tous les jours, mais qui continue de vivre et qui va même renouer davantage avec la vie grâce à leur rencontre avec Paul.


Ainsi, L’Homme que j’ai tué n’est pas un film purement fataliste et pessimiste. Malgré le désespoir qui émane de Paul et de son parcours, ce sont des messages d’espoir qui lui sont adressés, à lui et au spectateur. Toutefois, ceux-ci sont aussi contrebalancés par des constats moins heureux. La guerre est finie, et pourtant, elle semble toujours régner, à l’image de ces aristocrates qui nourrissent entre eux la haine de l’autre et la rancœur, quand les survivants n’ont plus pour eux que les fantômes des proches perdus, la peur issue des traumatismes vécus au front, ou encore un espoir de paix et de raison, à l’image de ce jeune soldat rescapé, témoin silencieux et heureux de la résistance du docteur Holderlin, campé par un remarquable Lionel Barrymore. L’Homme que j’ai tué expose les raisons pour laquelle la guerre a éclaté, mais aussi celles pour lesquelles une nouvelle semble inévitable. Vient alors le cruel constat selon lequel la paix ne devient envisageable que grâce à un mensonge, véritable promesse d’un effondrement inévitable, malgré une volonté de s’accrocher à l’espoir de vivre à nouveau dans un monde sans guerre.


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le 12 oct. 2021

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