Bien plus que La vie de Jésus, c’est L’humanité qui donne au cinéma de Bruno Dumont son caractère profondément clivant. La radicalité qui s’en dégage, en effet, déconcerte par son rejet des codes liés au genre (ici, l’enquête de police n’est qu’accessoire), tout comme elle surprend par son refus de tout naturalisme. Il y a un style Dumont qui s’en dégage, caractérisé par son approche rigide du cadre (le film est en format cinémascope), son recours à des acteurs amateurs représentatifs de leur région (accents, dictions...), et surtout par le regard sans jugement qu’il porte sur ses semblables : si l’homme est médiocre, il y a une humanité sensible, fragile et ô combien douloureuse qu’il convient de chérir et de protéger. De protéger, avant qu’elle ne disparaisse totalement, comme le suggère ce titre dans lequel l’humanité a perdu sa lettre majuscule, comme l’évoque ce crime de l’être capital : on découvre un cadavre dénué de tête, d’identité, et donc d’humanité ! Dieu est mort, disait Nietzsche en 1882. Plus d’un siècle après, Dumont se réapproprie la formule et questionne l’origine de notre monde : malgré ses dehors civilisés, notre société n’en finit plus de dilapider son capital humain à travers la violence, la barbarie, la robotisation des échanges... c’est bien le sacré de la vie humaine qui va bientôt disparaître du paysage.
Un paysage, justement, que l’on observe longuement, lors de la scène d’ouverture, à travers ce panoramique immortalisant un cadre naturel gonflé de plénitude. Une harmonie que la silhouette humaine, entrant par la gauche du cadre, ne perturbe nullement : elle communie avec son environnement, ses couleurs se fondant dans le décor, les bruits de sa respiration se confondant avec l’espace... l’Homme fait corps avec la nature, avec sa nature, il est l’humain qui appartient au monde ! Un lien privilégié que Pharaon de Winter, le principal protagoniste, tente en vain de renouer en maintenant le contact avec la terre, en la jardinant avec ses mains, en la touchant avec le visage... Un bonheur voué à disparaître, nous dit Dumont, tant que nos poignets porteront des chaînes : la résurgence des symboles de la modernité (la voiture, la charrue) vient subtilement rappeler la distance, le fossé, qui se creuse avec notre nature profonde. Pour tenter de la combler, Pharaon va devoir rebrousser chemin, traverser cette fois-ci le cadre de droite à gauche, pour aller enquêter sur le meurtre de l’humain, pour se mettre en quête de cette harmonie dorénavant perdue.
Si celle-ci est rompue, nous souffle Dumont, c’est parce que tout est fait pour séparer l’Homme du reste du monde. La ville prend ainsi, tout au long du film, une véritable dimension carcérale, avec ces hauts murs qui cloisonnent, ces fenêtres opaques ou grillagées qui bouchent la vue, avec ces bâtiments froids qui oppressent (la gare de Lille) et ces espaces lugubres qui agressent (la violence des hommes perdus dans la jungle urbaine londonienne). Des lieux sans vie qui malmènent l’humanité des habitants, transformant l’individu en un hôte inhospitalier, gardant jalousement l’entrée de sa demeure, ou en une machine dénuée de toutes relations humaines (Domino et ses collègues prisonniers des conditions de travail de l’usine).
Un milieu urbain éminemment toxique dans lequel on ne peut s’inscrire pleinement, et donc trouver l’harmonie, même lorsque votre nom et vos gènes résonnent intimement avec l’histoire locale : notre protagoniste a beau avoir de nombreux points communs avec son aïeul, illustre peintre de Bailleul (il porte le même patronyme, il habite une rue à son nom...), il ne semble jamais être légitime aux yeux des autres. En témoigne cette étonnante séquence du musée où les tableaux de son aîné sont oubliés, où sa propre histoire est négligée. Mais, comme souvent avec Dumont, c’est à travers le rapport charnel que l’histoire humaine prend des accents tragiques : l’impossible harmonie est telle que même la sexualité est morbide (les corps sont semblables à des cadavres, le coït est aussi froid que mécanique), engendrant une frustration génératrice de violence. Un oxymore visuel dont la portée est exaltée par la mise en scène, la vision du sexe meurtri de l’enfant tisant un lien macabre avec l’œuvre de Gustave Courbet : c’est l’origine du monde qui est violée, c’est notre humanité qui est souillée.
Une souffrance du monde que Pharaon tente de conjurer, de canaliser, d’absorber, par le lien qu’il entretient avec la nature (en cultivant ses fleurs, en étant au contact des animaux..), au risque hélas d’y laisser quelques plumes (le cri lâché au passage du train est autant un cri de révolte que de douleur ! ). Un lien, en tout cas, qui lui permet de transcender cette cafardeuse réalité pour rendre à autrui sa dignité, humant ou caressant l’Homme qui se dissimule derrière la figure du soigné et du soignant (le dealer, l’infirmier), avant d’offrir au violeur le baiser du pardon : par ce baiser au lépreux, par cette compassion portée au pire de nos semblables, il redonne à l’humanité sa majuscule et à l’Homme sa place dans le monde. Indéniablement, l’humain vient de réapparaître dans le paysage...