Après Paris pieds nus et Rumba, je remonte le temps pour explorer l'univers enchanteur d'Abel et Gordon, ici épaulés (essentiellement sur le plan technique) par Bruno Romy. Les deux Belges sont les continuateurs d'une lignée de cinéastes burlesques, de Buster Keaton à Jacques Tati en passant par Pierre Etaix. Tati, qui a ajouté aux maîtres du muet le jeu sur le son, s'impose en particulier : je pense par exemple au bruit de l'arrosoir de Fiona sur les salades alors que le marin passe en arrière-plan. Tati s'impose aussi dans le style art déco des intérieurs et dans l'extrême sobriété des dialogues, Abel et Gordon privilégiant les bruits et le langage du corps (cf. les orteils de Fiona dépassant du lit qui exprime son trouble). Mais l'ombre de Kaurismäki plane aussi sur le petit monde très tendre qui se déploie à l'écran.


Les deux compères s'en donnent à coeur joie, laissant libre cours à leur inspiration, dans cette histoire de gérante d'un fastfood qui, ayant passé la nuit dans une chambre froide, se prend de passion pour les icebergs et n'a plus qu'une envie : se hisser sur l'un de ces blocs de glace. L'iceberg va dès lors représenter pour elle l'évasion d'un univers familial où personne ne la remarque plus. Cet univers s'incarne en rouge et blanc : le fastfood et la tenue de ses employés, les portes rouges des maisons du lotissement, les draps rouges et blancs du lit, le tableau au-dessus du lit... Un soin apporté aux couleurs qui contribue à styliser ce qui nous est donné à voir, à la lisière entre réalisme et fantastique. Le rire naît alors de l'énormité des situations, en décalage avec la normalité du cadre (principe du burlesque) : le mari Julien qui ne se rend pas compte que Fiona n'est pas dans le lit conjugal au petit matin, Fiona qui n'est pas remarquée par sa famille au petit déjeuner, Julien qui est poussé hors du lit sans que cela le réveille, les enfants qui conduisent très sérieusement la voiture, plus tard un douanier qui ne voit pas trois enfants cachés derrière le dos de Fiona... Dans la première partie, c'est une avalanche de trouvailles qui déferlent, comme d'une corne d'abondance : Julien qui enfile son slip en guise de maillot de corps et vice versa, le père et ses deux enfants qui tapent dans le beurre sans parler, le dialogue entre les deux époux étouffé par l'oreiller, le groupe de petits vieux qui avancent vers l'autocar en intégrant Fiona à sa mêlée, l'amie de Fiona essayant de cacher sa nudité avec une petite serviette alors que celle-ci est montrée au spectateur, la scène de rencontre de Fiona et de René le marin dans l'habitacle du bateau filmée en accéléré, la photo de Fiona et René avec ce dernier qui fait la gueule au dernier moment, une vieille dame assise à côté de René qui en se levant découvre Julien qui était assis derrière... Et quelques moments poétiques, comme ce plan large de plage où Fiona danse de joie en quittant la bateau ou, ma scène préférée, Fiona sculptant un iceberg sous les draps blancs.


Dans le dernier tiers du film, l'inspiration m'a semblé se tarir un peu et j'ai été moins convaincu : les scènes de Julien accostant sur le bateau, les personnages qui nagent, les scènes au soleil couchant... Est-ce l'effet du trucage hyper visible ? Peut-être. Sans jeu de mots, plus de flottements dans cette traversée des mers, malgré encore quelques pépites (Julien ne parvenant pas à assommer René immobile à la poupe du bateau).


Péché de jeunesse : les deux films cités plus haut souffriront moins de telles baisses de rythme, même si dans chacun de leurs films j'ai noté quelques moments moins réussis.


Notons enfin qu'Abel et Gordon ne se contentent pas d'enfiler les gags : il y a aussi du fond dans leurs comédies. Ici : la question de l'usure du couple ; celle des migrants (les très drôles carrés Yes et No), elle-même liée au réchauffement climatique qui suscitera la fonte de l'iceberg sur lequel Fiona était parvenu à se hisser ; la disparition des cultures minoritaires, avec cette entame superbe de Lucy l'Inuit, qui clôt aussi le film.


Un Iceberg qui se déguste comme une glace deux boules.

Jduvi
7
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Créée

le 23 févr. 2020

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Jduvi

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