Bonjour, vous n'avez pas trop mal réussi les neuf premiers dixièmes de votre film et vous souhaitez absolument le foirer avec les quelques minutes restantes et vous ne savez pas comment atteindre ce but ? Ne vous inquiétez pas, M. Robin Campillo va vous le montrer...


Le réalisateur s'inspire ici de son enfance à Madagascar, sur une base militaire (le père du personnage principal porte l'uniforme !), à une époque lors de laquelle le pays n'était plus colonisé depuis une décennie, mais était, dans les faits, encore sous domination, notamment incarnée par une forme de ségrégation ainsi que de condescendance des Français sur place à l'égard des Malgaches. Oui, les rares fois lors desquelles les premiers se mêlent aux seconds, c'est dans un rapport de supérieurs à subalternes. La seule exception, à savoir une romance entre un militaire, travaillant au mess des officiers, et une ouvrière, fabriquant des toiles de parachute, n'est là que pour mettre en évidence l'impossibilité des deux groupes de cohabiter ensemble.


À travers le regard du protagoniste enfant, soit l'alter-ego du cinéaste, on assiste à l'effritement des derniers lambeaux de puissance de l'Hexagone sur l'île. C'est en adoptant le point de vue d'un être curieux, intuitif, vivant parmi des adultes se croyant dans un paradis, croyant qu'il est le leur, que l'on suit ces événements. Comme lui, on ne sait pas entièrement de quoi il retourne (même si on s'en doute !). On ne se le représente que par ce qu'il observe, par ce qu'il écoute, par ce qu'il entend relater. On plonge aussi dans les lectures - pauses narratives qui permettent de sortir temporairement d'une réalité grondante, mais, paradoxalement, aussi révélatrices de vérités du monde environnant - du gamin des Fantômette (ah, la Bibliothèque verte cartonnée !), héroïne qui, elle, sait voir et comprendre les choses par l'observation, au-delà des apparences, se masquant dans le dessein de démasquer. D'ailleurs, les aspects gestuel, visuel et sonore des saynètes illustrant ces lectures méritent d'être soulignés. On est réellement plongé dans l'ambiance kitsch des séries d'animation de l'époque.


Oui, il faut bien reconnaître que le monsieur derrière la caméra n'est pas un manche pour ce qui est de créer des instants sensitifs de toute beauté. Mention spéciale à la projection sur la plage du Napoléon muet d'Abel Gance (incarnation cinématographique de la grandeur, à jamais disparue, de la France !), lors du moment où le futur empereur est sur un bateau, en pleine mer, durant une tempête. En accompagnement sonore, les vagues de l'île rouge se font entendre. Le résultat est saisissant. La splendeur des paysages, quant à elle, est admirablement mise en valeur par la photographie et les cadrages. Franchement, ça titille le désir de prendre l'avion pour visiter. J'ai une petite réserve, tout de même, du fait que certaines scènes ne respectent pas les vingt-quatre images par seconde ou ne paraissent pas les respecter (ce qui peut bien passer pour des séquences d'action, voire les servir, nettement moins lors d'échanges intimistes !). Ce qui crée un effet d'accélération qui ne m'a pas permis de me concentrer sur ce qui se déroule à l'écran.


Autrement, vous savez, aussi étonnant que cela puisse paraître, tous les spectateurs ne sont pas des gros débiles (oui, oui, je vous le jure !) ayant besoin qu'on leur explique tout. Le flashback, lors duquel une militaire française rapporte qu'elle a dû forcer la main des ouvrières malgaches, fabriquant des toiles de parachute, pour qu'elles s'occupent des décorations pour la fête de Noël à venir, est un bon exemple de cela. Face au peu d'enthousiasme de ses subalternes, qui n'ont pas été embauchées pour ce type de tâche, la supérieure argue que c'est pour "le bonheur des enfants". Quels enfants ? Tous les enfants ? Non, seulement les enfants - français (le film ne le dit pas, il le laisse voir !) - dont les parents travaillent sur la base. Ce moment, ne racontant rien, mais racontant tout, résume à merveille les tensions qui règnent entre deux blocs opposés. C'est ce qui s'appelle de la subtilité, faisant confiance aux spectateurs qui aiment bien comprendre et analyser par eux-mêmes.


J'ai évoqué ceci pour mieux vous introduire ce qui m'a fâché (AVERTISSEMENT : pour celles et ceux qui ne souhaitent pas en savoir trop sur la fin, arrêtez votre lecture après cette parenthèse, regardez le film, revenez ensuite lire les paragraphes ci-dessous et insultez-moi en commentaire si vous n'êtes pas d'accord avec moi... oui, je n'ai pas envie de recouvrir autant de texte avec la balise-spoiler !).


La dernière fois, dans le long-métrage, qu'on voit le gamin, c'est lorsque, la nuit, à la veille de quitter le pays avec sa famille, il se déguise en Fantômette, fuit ce qui est encore pour quelques heures sa maison, va à l'extérieur et espionne l'ouvrière (celle susmentionnée ayant vécu une romance avec un Français !). Cette dernière l'aperçoit et lui dit de retourner chez lui. Bien sûr, en tant que personnage placé dans cette situation, elle ordonne juste au garçon de rentrer chez lui, mais c'est aussi, sur le plan global du récit, une manière pour l'histoire de sous-entendre symboliquement de rentrer en France. Le film s'arrêtait là et c'était bon. Éventuellement, il y aurait pu avoir comme ajout, les clameurs de la foule (je vais y revenir !) bourdonnant au loin (signifiant qu'il est vraiment temps pour les Français de se tirer !) alors que le gosse s'éloigne. Cette conclusion aurait été plus percutante, plus dans le ton que la nullité à laquelle on a le droit à la place.


En ce qui concerne la nullité, on quitte définitivement le point de vue du protagoniste pour dévier sur celui de l'ouvrière. Par l'intermédiaire de ce personnage, Campillo suit alors un mouvement de contestation malgache ; au cours duquel on vous enfonce bien dans le crâne, à coups de tracts politiques bien didactiques, tout un discours ultra-lourdingue, hurlant tout ce que l'on avait perçu auparavant, avec la finesse d'un maki catta sous crack ; le tout dans une œuvre qui, jusqu'ici, faisait appel aux sens et au discernement des spectateurs. Non, non, ces derniers sont trop débiles pour piger tout ce qui avait eu lieu avant en toile de fond. Ouais, mais ça donne la parole aux Malgaches... euh, je vous interromps, interlocuteur imaginaire, la parole a été déjà donnée aux Malgaches un peu plus tôt (le dialogue, dans leur langue, entre l'ouvrière et le domestique auquel assiste le jeune vadrouilleur nocturne, en train de les épier !), donc ce prétexte ne tient pas du tout... On a affaire uniquement à une excroissance d'une inutilité et d'une pénibilité totales, à un putain de gros raté qui gâte tout.


Raison d'être finale de L'Île rouge en conséquence : la volonté appuyée de mettre en exergue combien les spectateurs sont de gros débiles.


Dans mon parcours d'un quart de siècle en tant que cinéphile, j'ai rarement assisté à un sabordage aussi rapide d'un film par son réalisateur. Cela relève de l'"exploit". Bravo Robin...

Plume231
4
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2023

Créée

le 31 mai 2023

Critique lue 1.7K fois

35 j'aime

8 commentaires

Plume231

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

35
8

D'autres avis sur L'Île rouge

L'Île rouge
Moizi
7

Un peu plus subtil la prochaine fois

Souvenirs éparses de la fin de la présence militaire à Madagascar, L'Île rouge de par son sujet rappelle quelque peu Chocolat de Claire Denis. L'Afrique coloniale racontée à hauteur d'enfant qui ne...

le 3 déc. 2023

15 j'aime

2

L'Île rouge
lhomme-grenouille
3

L'île déserte

Il y des destinations comme ça qui vous attirent… Moi quand j’ai vu ce titre – l’île rouge – quand j’ai observé cette affiche aux couleurs séduisantes, et surtout quand j’ai découvert, en lisant le...

le 4 juin 2023

14 j'aime

4

L'Île rouge
Slapkanovitch
8

Tropicale maladie

Six ans après 120 battements par minute, l'un des plus beaux films de la dernière décennie, Robin Campillo réalise son quatrième long-métrage, situé au début des années 70 sur une base militaire...

le 12 mai 2023

11 j'aime

2

Du même critique

Babylon
Plume231
8

Chantons sous la pisse !

L'histoire du septième art est ponctuée de faits étranges, à l'instar de la production de ce film. Comment un studio, des producteurs ont pu se dire qu'aujourd'hui une telle œuvre ambitieuse avait la...

le 18 janv. 2023

285 j'aime

19

Oppenheimer
Plume231
3

Un melon de la taille d'un champignon !

Christopher Nolan est un putain d'excellent technicien (sachant admirablement s'entourer à ce niveau-là !). Il arrive à faire des images à tomber à la renverse, aussi bien par leur réalisme que par...

le 19 juil. 2023

208 j'aime

28

The Batman
Plume231
4

Détective Batman !

[AVERTISSEMENT : cette critique a été rédigée par un vieux con difficile de 35 piges qui n'a pas dû visionner un film de super-héros depuis le Paléolithique.]Le meilleur moyen de faire du neuf, c'est...

le 18 juil. 2022

137 j'aime

31