Loin de l'accabler, ses échecs récents n'ont fait qu'accroître son désir de réussite, sa soif insatiable de victoires. Acculé au fond du court, il encaisse les coups et les critiques sans sourciller, pensant déjà à la partie à venir en bon stratège qu'il est. Sa foi inaltérable en son cinéma lui a toujours permis de se relever, il va nous en faire une nouvelle fois la preuve : la méthode se perfectionne et gagne en perversité, la narration se fluidifie et tend vers une plus grande efficience, les thématiques habituelles sont étayées avec une précision maniaque, quitte à se mettre à dos l'immense Chandler, et chaque moment fort est confectionné comme s'il s'agissait d'un film a part entière. Strangers on a Train est ainsi fait, brillant sommet d'écriture et de mise en scène, monstre de suspense et de tension croissante, il réconcilie exigence cinématographique et genre populaire, tout en faisant écho à notre propre noirceur, à notre propre monstruosité.


Au principe sinistre du meurtre parfait, Hitchcock lui associe nos propres désirs morbides, nos propres fantasmes en la matière : qui n'a jamais pensé commettre un meurtre, même l'espace d'un instant sous le coup de la colère ? La réflexion est aussi simple qu'imparable, le principe d'identification est lancé ! En comprenant la folle logique de Bruno, nous nous compromettons de la même manière que le pauvre Guy : le pacte avec le diable devient tacite, la manipulation hitchcockienne peut débuter ! Le ballet de ces pas qui ouvre le film nous immisce immédiatement au cœur de l'action et nous invite insidieusement à suivre le déroulement de l'intrigue. Nous voilà piégé à observer les échanges entre les deux personnages principaux, subissant pleinement les moments intenses, reprenant notre souffle lors des phases d'accalmie... si Strangers on a Train va évoluer comme un match de tennis, c'est simplement pour mieux nourrir le suspense, Hitchcock maîtrisant ainsi totalement ses sombres circonvolutions et ses pics d'intensité. Ce procédé formel, aussi admirable soit-il, se fait néanmoins au détriment du fond : les archétypes existent (le père autoritaire, la mère castratrice, l'épouse adultérine, etc.) tout comme les heureuses coïncidences (la rencontre dans le train). Mais tout cela importe peu, Strangers on a Train ne se veut pas réaliste et assume pleinement sa dimension grand spectacle ; faisant la part belle à l'exubérance et à la folie, investissant aussi bien le registre du thriller torturé que du film noir cauchemardesque ou même de la comédie absurde.


Le lien unissant les personnages principaux est l'une des clefs de la réussite du film : le principe de l'échange de meurtres est ingénieux, le suspense résidant sur la capacité de Guy à se défaire de l'emprise de Bruno. Leur relation évolue immédiatement dans le cadre de l'intime avec tout ce que cela suppose comme ambivalence. Ambivalence sentimentale, bien évidemment, puisque Hitchcock ne se prive pas pour exalter l'homosexualité latente des personnages, jouant avec une délectation communicative sur les codes de la rencontre amoureuse (flirt dans le wagon-restaurant, jalousie possessive de Bruno...). L'ambivalence devient rapidement d'ordre moral avec la tentation du passage à l'acte : Guy va-t-il exécuter la part de son contrat afin de vivre pleinement son idylle amoureuse. L'idée effrayante que l'accès au bonheur passe par le crime est subtilement conduite, promotion sociale et sentimentale se concrétisant une fois que le sang fut versé ! En montrant de quelle manière un simple quidam profite, bien malgré lui, des exactions de son double maléfique, Hitchcock fait basculer son film vers des abîmes de noirceur et nous trouble considérablement.


Ce trouble est d'ailleurs savamment entretenu par une mise en scène qui ne laisse rien au hasard. L'immersion réussie dès la rencontre dans le train nous met dans la même situation que les spectateurs dans un court de tennis : nos repères sont bouleversés, la notion du temps nous échappe. Chaque séquence, comme chaque set, apporte son lot de suspense et de rebondissement. On frémit ainsi lorsque les tentatives de Bruno pour récupérer le briquet se déroulent en même temps que le match de Guy : lequel des deux parviendra à se défaire de cette épreuve afin de rejoindre en premier le lieu du crime ? D'une situation banale naît un suspense intense, entretenu par le montage alterné. De la même façon, la progression de Guy dans la maison du père de Bruno prend des allures cauchemardesques, avec ces ombres envahissantes, cet interminable escalier, ce chien qui a tout de Cerbère gardant la porte de l'enfer.


Le talent d'Hitchcock est ainsi de créer un véritable climat d'angoisse à partir de situation a priori anodine, les effets de mise en scène ne sont jamais gratuits et jouent continuellement avec notre ressenti : c'est l'effrayante vision d'un crime que nous apercevons sur le reflet des lunettes, c'est une conversation à travers les barreaux d'une grille qui prend une dimension toute symbolique, c'est l'ombre maléfique de Bruno qui se détache de la blancheur virginale du Jefferson Memorial. Les événements s'emballent, la tension ne décroît pas et trouvera son paroxysme lors d'un final totalement fou, délirant, orgasmique, où la libération aura définitivement le goût de la mort. C'est sans doute cela le plus troublant d'ailleurs, à travers ce manège des âmes perverses apparaît une vision désenchantée de la vie au sein de laquelle personne n'est jamais véritablement innocent.

Procol-Harum
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le 20 févr. 2022

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