[Critique contenant des spoilers]


L’idée est intéressante : évoquer le destin d’un petit génie, une sorte de Mozart de la poésie, dans l’Israël d’aujourd’hui. Le film se nomme « L’institutrice » et non « Le petit poète » par exemple, et ce n’est pas innocent : le message que nous délivre Lapid à travers son long-métrage, c’est que nous ne sommes plus à l’époque de Mozart. La poésie n’a tout simplement plus sa place dans le monde d’aujourd’hui. La vérité, celle qui sort de la bouche des enfants c’est bien connu, prend ici la forme de courts poèmes. Cette production précieuse sera d’abord volée (par Nira), exploitée (par sa baby-sitter), niée (par son père), moquée (dans un concours de poésie) enfin annihilée (lorsque les policiers ramènent l’enfant dans l’univers trivial de son père).


Comme tous les textes fondateurs de l’humanité – les poèmes d’Homère, la Bible, la pensée de Socrate, l’enseignement du Bouddha –, la substance initiale est délivrée oralement. On sait à quel point la transcription écrite comporte des risques d’interprétation, voire de déformation (surtout quand, comme pour le Nouveau Testament, il s’écoule 70 ans entre les paroles du Christ et l’écriture du premier évangile...). Les poèmes du petit Yoav sont « paroles d’évangile » pour Nira : cet enfant est peut-être le Messie qu’Israël attend toujours ? Ce n’est pas pour rien qu’elle lui fera traverser le Sinaï vers la frontière, sorte de fuite en Egypte à l’envers… On célèbre les Maccabées, derniers grands souverains d’Israël qui vainquirent par les armes, on va jusqu'à les mettre en scène comme nous le faisons en France avec les crèches vivantes, mais ce qui peut sauver le monde aujourd’hui, nous dit Lapid, c’est peut-être un enfant de 5 ans dont la bouche sécrète de l’or pur…


C’est en tout cas la conviction de Nira qui, après s’être attribuée les poèmes de l’enfant – d’avantage pour en mesurer la puissance que par vanité m’a-t-il semblé – fait de l'aptitude inouïe de son élève un cheval de bataille, puis une obsession. Le film la confronte aux travers de la société israélienne, de façon assez subtile : l’arrivisme est figuré par une comédienne, dont l’absence de scrupule est malgré tout mis au service de l’art... ; la violence est figurée par une fête où des militaires dansent en se rentrant dedans, mais Nira participe à cette fête ; le nationalisme prend la forme d’un hymne qu’on fait ânonner aux enfants, mais leur institutrice en est l'instigatrice ; la prédation sexuelle est aussi au menu, mais Nira est consentante. Lapid a la finesse de nous montrer quelqu’un qui est inséré dans la société, non une marginale. Et c’est précisément cela qui la fait souffrir, confrontée à la beauté pure qui sourd de la bouche de cet enfant-prodige. Ce malaise, on le sent dès la première scène, où son mari regarde une émission de télé plaisantant de façon débile sur un Hitler en culotte courte : elle se retire dans son bureau, avant de retourner parler à son mari, contraint d’éteindre le poste. Nira n’est pas fâchée, elle se demande même si elle contente son mari. Les poèmes de Yoav vont peu à peu faire leur chemin en elle.


Nira va donc tomber sous l’emprise de cet enfant de 5 ans. Elle interrompt son coït en cours pour noter le poème qu’on lui dicte au téléphone, appelle l’enfant en pleine nuit (il a donc un téléphone ? à 5 ans ! selon ma fille « c’est plus fréquent que tu ne le penses »). Elle tente aussi de stimuler son inspiration : lui énonce une série de mots, le réveille au cours de sa sieste pour lui montrer la pluie, lui lit des poèmes comme a pu le faire cet oncle dont elle suppose qu’il est à l’origine du don de l’enfant. Elle le veut pour elle seule : on peut lire la satisfaction dans son sourire lorsque le père congédie la baby-sitter parce qu'il ne "supporte pas d'être volé", fût-ce de quelque chose d'aussi insignifiant à ses yeux que des poèmes... Nira couve son trésor comme une poule aux oeufs d'or.


Ce qui est vraiment intéressant, c’est la figure de Yoav. Son visage poupon n’a rien de merveilleux ni de craquant, choix qui m’a rappelé celui du gamin pour le très beau Petit fugitif de Morris Engel. Lapid en fait un enfant tout ce qu’il y a de plus banal, qui joue au toboggan (jolie scène que le réalisateur laisse se déployer) ou se saisit d’une épée clignotante comme n’importe quel élève. Voire trivial lorsqu’il gueule des chansons de supporter agressives. Il n’y a que quand il profère ses poèmes qu’il devient extraordinaire. Mystère d’autant plus puissant que ces textes font référence à un vécu évidemment inconnu d’un enfant de 5 ans : la force du désir, les désillusions de l’amour, l’expérience d’une corrida… On conçoit que Nira soit fascinée. Au point de flirter avec la pédophilie ? Lapid ne fait que le suggérer, lorsqu’il montre l’institutrice savonnant les jambes de l’enfant.


Mais le monde autour d’elle ne semble pas voir ce qui lui crève les yeux : à l'atelier de poésie on politise l’appréciation (cette femme qui dénonce l’abomination de la corrida par exemple) ; le prof qui l'anime sera celui qui trahira Nira ; au stand-up de poésie on tourne l’enfant en dérision en lançant des bonbons sur la scène (que l’enfant s’empresse de ramasser !). Qu’une femme issue de cette soirée vienne lui dire qu’elle a beaucoup aimé les poèmes de l’enfant et la joie s’empare d’elle, jusqu’à lâcher ses cheveux et s’adonner à une danse débridée !


Le principal obstacle, c’est le père de Yoav qui, en homme d’affaire réaliste, entend bien préserver sa progéniture de cette déviance, la poésie. Bien sûr, la poésie est une subversion dans un monde aussi prosaïque et violent… Le père se sent toutefois attiré par Nira, et les deux se rapprochent. Pas au point de s’abandonner comme le leur suggère la voix poétique en diable de Chet Baker sur Let’s Get Lost


Lorsque ce père, informé donc par le prof de poésie, apprend que Nira pousse son fils à développer son don, il place Yoav dans une autre école. Pour Nira, le préserver à tout prix de ce monde hostile devient alors un devoir impérieux. Mais lorsque, à l’issue d’une courte cavale, c’est l’enfant lui-même qui, l’ayant verrouillée, appelle la réception pour expliquer qu’il a été « kidnappé », Nira renonce : Yoav est, comme Nira, bien "de ce monde". Il ne se jettera pas par la fenêtre de manière irrationnelle comme on pouvait le craindre. C'est un gamin normal, qui s'est juché sur un tabouret simplement pour pouvoir mieux décrire l'endroit où il se trouve (et bien pauvrement, par opposition à ses poèmes : "il y a deux arbres en bas") !


Nira a jeté l'éponge : elle indique à Yoav le numéro de la police, lui lance de la salle de bains toutes les infos permettant de les localiser. Jolie scène très sèche où, après un bruit sourd, une arme apparaît à gauche de l’écran, avant que la police s’empare de Yoav et menotte brutalement sa ravisseuse. Israël : 1, Poésie : 0. Fin du match.


Une bien belle idée donc, mise en scène avec des partis pris artistiques : on voit beaucoup les jambes de Nira par exemple, caméra subjective à hauteur d'enfant qui s'imposait ; au début du film le mari vautré devant un talk show heurte la caméra, histoire de montrer que ce que va montrer Lapid n’ira pas dans le sens de la société. Certains choix semblent plus gratuits : c’est le cas de ces plans très rapprochés à répétition, un procédé dont il ne faut pas abuser sous peine de le galvauder (exemple, sur le visage du père de Yoav : ça ne s’imposait pas à mon sens). Le cas aussi des gros plans face caméra d’enfants de la classe, nous fixant en silence. Il y a un petit côté poseur dans le cinéma de Lapid. Une forme d’auto-complaisance.


Qu’on retrouve dans les poèmes. On apprend dans le bonus qu’il s’agit de poèmes que le cinéaste a proférés à l’âge de Yoav. Etonnant, donc. Pour autant, cela ne doit pas empêcher d’interroger la valeur des dits-poèmes et pour ma part j’avoue ne pas avoir été scotché. Le syndrome du petit génie semble avoir frappé Nira, j’y suis resté un peu rétif.


Enfin, le film est un peu long, ce qui signifie « pas toujours passionnant ». Pas compris la justification de la scène de sexe entre Nira et son prof, ni celle sur la plage où Nira évoque avec Yoav le racisme des Ashkénazes vis-à-vis des Séfarades. Ces longueurs semblent confirmer que le cinéaste manque un peu de sévérité envers lui-même… Synonymes, un poil supérieur il me semble, m’avait laissé la même impression mitigée. Dans l’un et l’autre cas, le recul donne toutefois à ses films plus de valeur. Du cinéma plutôt long en bouche que flatteur, chose toujours précieuse à mes yeux.

Jduvi
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le 22 déc. 2021

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