Parfois le temps est utile aux réalisateurs. Cela leur permet de faire des films plus sages et plus réfléchis. Bien que Shadows (1959), le premier film de John Cassavetes, avait beaucoup de qualités, c’était un film très confus, maladroit dans son écriture malgré son très bon montage. Avec Too Late Blues (La ballade des sans-espoir en version française), son deuxième film, le réalisateur propose là un long-métrage plus sage dans sa mise en scène. Moins révolté visuellement, le film n’en est pas moins triste, drôle, et surtout admirablement bien réalisé.


John Wakefield, dit « Ghost », est pianiste dans un groupe, et rencontre lors d’une soirée Jess Polanski, la « Princesse ». Il se met à entamer une relation avec celle-ci ce qui lui causera des problèmes relationnels avec son groupe, et son métier plus globalement. Comme Shadows, ce deuxième long-métrage de John Cassavetes parle de jazz. On y retrouve d’ailleurs Rupert Crosse, acteur qui jouait l’imprésario d’un des frères de Shadows, et qui semble avoir le même rôle dans ce nouveau film, bien que n’apparaissant le temps d’une scène.
La 1e séquence donne le ton sur ce que sera le reste du métrage, bien plus calme que son prédécesseur. La musique est calme, les plans fixes, les personnages sont plutôt statiques, puis tout bascule et tout le monde part dans tous les sens. Ce film va dans ce sens, où l’on va suivre une période dans un groupe de musiciens où un élément perturbateur vient tout… Perturber. Diantre. En effet Ghost et Princesse flirtent, et les sentiments sont clairs dès le début : les deux veulent une vraie relation sans artifice où ils sont clairement amoureux l’un de l’autre. Dès lors c’est un défilé de requins auquel on a lieu, car entre les amis du groupe, des personnes dans un bar ou un agent, tout le monde est intéressé par cette Princesse. Un étau se resserre, ce que Ghost tente de contrer en s’interposant devant chaque personne s’approchant trop de sa princesse. Cassavetes montre là ses talents d’écriture, car l’étau formé par les requins se retrouve plus serré à cause de Ghost, du moins du point de vue du spectateur voyant là un copain trop possessif. Il est vrai que cela déteint sur ses relations amicales et le mènera à son départ du groupe, mais les deux s’aiment et continuent de s’aimer, pourtant Ghost s’éloigne de plus en plus du groupe.


Ce film traite avant tout de l’impossibilité d’une personne à être dans plusieurs relations, qu’elles soient amicales, amoureuses ou concernent le travail. De ce fait découle l’incapacité de se faire dominer chez Ghost. Il est le leader de son groupe, s’occupe le plus de son agent et a une copine, et quand une personne déborde et essaie de trop prendre le dessus, c’est tout le monde qui paie. Ainsi quand il se retrouve (littéralement) aux pieds de sa copine après s’être pris une sacrée tatane, il ne peut pas le supporter et il pète les plombs. Le film se mue ainsi en un récit sur la solitude de l’être humain, plongé entre plusieurs dilemmes et perdu en voulant tout contrôler.


Formidablement mis en scène et monté (ce qu’on pouvait déjà apercevoir dans Shadows), ce film mise également sur les réactions des personnages. Évidemment, quand on parle de réactions au cinéma on pense au montage, qui doit appuyer sur les traits du visage, et sur les regards, sublimant alors la mise en scène (ce qu’a totalement compris un réalisateur comme Abdellatif Kechiche par exemple). Les coupes sont donc essentielles, mais le film n’en abuse pas et utilise un autre montage, tout autant bien mis en scène, le montage dans le champ. La distance entre les personnages est très importante, et dans les séquences de dialogues il n’est pas rare que l’arrière-plan se révèle tout aussi important où d’autres actions se passent et sont là aussi déterminantes pour le récit. Par des plans magnifiquement bien fournis, le film utilise admirablement bien la profondeur de champ.


Aussi complet que possible, La Ballade des sans-espoir est un très beau film confirmant le talent de metteur en scène de John Cassavetes, et montrant sa capacité à réaliser de bons scénarios. Même s’il se termine sur une note joyeuse, ce long-métrage sépare et attriste ses personnages, et devient alors un pur film de cinéma, maîtrisé et épatant.

NocturneIndien
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le 18 déc. 2020

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