Longtemps soumis aux exigences du pouvoir, le cinéma russe commence une mue des plus passionnantes après la mort du Vojd en 53. Le dégel politique va permettre à certains cinéastes une meilleure utilisation de l'art cinématographique notamment dans son traitement de la guerre, quittant sa dimension purement propagandiste pour évoluer vers une approche nouvelle, plus innovante et audacieuse, plus sentimentale aussi. L'exemple le plus marquant reste celui de Kalatozov avec "Quand passent les cigognes" qui se sert de la guerre pour développer la passion amoureuse, n'hésitant pas à montrer également le soldat sous un angle critiquable. Tchoukhrai lui emboîte le pas en proposant avec "La Ballade du soldat" une œuvre de caractère, élégante mais surtout porteuse de la vision très personnelle qu'a le réalisateur sur la guerre. Il faut dire que Tchoukhrai est un ancien soldat, profondément marqué par son expérience durant le conflit, et il était désireux de rendre un hommage à ceux qui ont vécu dans leur chair ce drame humain. Son film sera porteur d'un certain humanisme, un brin naïf il est vrai, mais qui correspond à un vrai cri du cœur de cet homme pour montrer le vrai visage de la guerre à travers le quotidien de ces gens qui souffrent, ces familles brisées, une vie qui essaie de se poursuivre coûte que coûte pour ne pas laisser la barbarie gagner le bras de fer. Mais surtout, le film porte un message d'espoir à travers la passion amoureuse de deux jeunes êtres qui découvrent la force des sentiments. C'est simple sans être simpliste, c'est d'une candeur des plus touchantes et on ne peut être qu'ému par le discours de sincérité de ce "cinéaste soldat", homme avant tout.


Évidemment le film à une dimension propagandiste réelle, l'œil de Moscou n'est jamais très loin et il lui faudra l'approbation du pouvoir en place pour être visible lors du festival de Cannes par exemple. La représentation du soldat est glorifiée de manière excessive et des plus irritantes pour le spectateur lambda, le jeune Alyosha passe de banal troufion à héros de la nation après un fait de guerre des plus improbables. Le gamin, grâce à son courage et à sa témérité bien sûr, parvient à détruire deux panzers avec une simple grenade ! Bon, on est plus sur le registre du conte pour enfants que d'une œuvre réaliste sur la guerre ! La démarche se poursuit avec l'évocation d'une noblesse d'âme toujours aussi excessive chez ce héros fraîchement nommé, qui préfère demander quelques jours de permission afin d'aller réparer le toit de sa vieille mère plutôt que de recevoir un quelconque honneur militaire. De même, le film agace par sa représentation excessive de l'élan familial (avec cette mère courant à travers les champs...) sans oublier cette voix off et son discours lourdement élogieux envers le soldat, la nation.


Le film devient véritablement passionnant à partir de l'instant où débute la fameuse ballade du soldat, car à travers le périple d'Alyosha se dessine l'état d'un pays saisissant de réalisme comme rarement à l'époque. On croise ainsi un blessé de guerre qui semble désemparé, ne sachant comment il va pouvoir mener sa vie dorénavant; des femmes qui remplacent les hommes partis au front notamment dans les tâches les plus pénibles ou des familles qui s'organisent tant bien que mal pour pallier la pénurie grandissante en biens courants. Tchoukhrai ne s'attarde pas sur la guerre, son film ne comporte qu'une seule scène de bataille, mais filme ceux qui subissent les conséquences du conflit dans leur quotidien, l'histoire de ces petites gens pendant que s'écrit la grande histoire. Le talent du réalisateur est de nous montrer cette Russie loin du conflit de manière touchante ou cocasse mais sans tomber dans une dramatisation excessive; "La Ballade du soldat" se veut être un témoignage et un hommage avant tout.


Témoignage, c'est vrai, mais également volonté artistique de porter de la plus belle des façons les thèmes humanistes. Tchoukhrai filme donc l'entraide, la solidarité, le dépassement de soi, l'empathie mais surtout l'amour dans sa dimension la plus pure, la plus émouvante. Il filme donc avec talent et pudeur la passion naissante entre Alyosha et Shura, s'attarde sur la touchante gaucherie des comportements, sur les regards qui se croisent et qui en disent long sur les sentiments, il arrive à créer avec une vraie sensibilité l'intimité qui s'installe entre ces deux êtres pris par les tourments de l'Histoire. Le regard du cinéaste est plein de tendresse pour ce jeune couple, un peu naïf aussi mais qu'importe car sa mise en scène s'avère géniale et beaucoup moins démonstrative que celle de Kalatozov. L'histoire d'amour touchante de simplicité prend des airs de folle passion, puisant sa force dans sa dimension éphémère et magnifiée par une caméra en état de grâce et une élégante photographie. Certaines scènes, comme la rencontre dans le wagon ou les retrouvailles sur le quai sont d'une vraie force dramatique. Tchoukhrai se montre un habile réalisateur, capable de prouesses techniques (avec un plan démentiel en caméra renversée) mais surtout témoignant d'un vrai talent pour décrire la passion amoureuse, l'amour naissant dans toute sa force et sa fragilité, ce qui n'est pas donné à tout le monde.


Si on passe outre l'aspect propagandiste de l'œuvre, on peut facilement se laisser porter par cette ballade des plus touchantes, une belle histoire d'amour doublée d'une vision humaniste de la guerre, le tout servi par une réalisation audacieuse et des interprètes magnifiques de simplicité.

Créée

le 11 oct. 2021

Critique lue 60 fois

2 j'aime

2 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 60 fois

2
2

D'autres avis sur La Ballade du soldat

La Ballade du soldat
gaatsby
9

De la guerre mais surtout de la beauté

Il semblerait que le cinéma soviétique regorge en son sein bien des merveilles ... Après avoir adoré le très beau 'Quand passent les cigognes', je suis à nouveau toute chamboulée par 'La ballade du...

le 11 févr. 2015

26 j'aime

6

La Ballade du soldat
ManouNyu
10

C'est qu'j'ai eu une sacré frousse, camarade général !

Sans surprise, ce film a été fortement critiqué à sa sortie en Russie par les journaux spécialisés – bien qu’étant un succès au niveau du nombre d’entrées – et très apprécié dans le monde occidental,...

le 20 oct. 2013

24 j'aime

9

La Ballade du soldat
Plume231
8

Le Temps d'aimer et le Temps de mourir !

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, un jeune soldat russe, ayant par hasard accompli un exploit militaire, a le droit à une permission de six jours, qu'il veut utiliser pour aller embrasser sa mère...

le 25 sept. 2017

23 j'aime

6

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12