Aux deux extrémités du spectre des films qu'on a aimés, se trouvent deux types de cinéma : celui qui vous fait passer un bon moment mais dont il ne vous reste plus rien le lendemain. Et celui qui n'est pas facile à regarder mais dont les images se gravent en vous dans les jours qui suivent. Entre les deux : la plupart des films ! La Barrière appartient à la seconde catégorie. C'est un film exigeant, mais qui regorge de trésors.


Une oeuvre purement cinématographique, qui fait passer la trame narrative au second plan, pour privilégier les sensations créées par les images et par le son. Dans la veine de l'enthousiasmant Le Départ, qui le suivra quelques années plus tard, mais en plus aride.


Le pitch tient en une phrase : un étudiant en médecine décide de tout plaquer pour franchir la barrière qui le sépare du monde des adultes. Comme dans Le Départ ou Deep End, le thème est la jeunesse et sa soif de liberté. Quoi de plus banal ? Oui. Mais quoi de plus original que sa façon de le traiter !


Attention on va spoiler. Mais franchement, le mot a-t-il un sens ici ?


Le film s'ouvre avec des poignets liés par des câbles. Les mains derrière le dos, de jeunes hommes tombent dans le vide. On croit à une scène de torture, renforcée par la sécheresse du décor. On découvre peu à peu qu'il s'agit d'un jeu (le jeu, autre thème récurrent du cinéma de Skolimowski, associé à la jeunesse) : attraper une boîte d'allumettes avec les dents, en se penchant en avant. Celui qui y parvient gagne la tire-lire abondée patiemment par le groupe d'étudiants. Notre héros, qui ne sera pas nommé, pas plus que sa belle, remporte l'épreuve. Il est le seul qui ne voulait pas partager en cas de victoire. Première barrière franchie, caractérisant le monde des adultes : celle du chacun-pour-soi.


Pour franchir la barrière, il faut la bénédiction du père (on pense à la parabole de l'Enfant prodigue de l'Evangile). Notre jeune homme vient la chercher, une improbable et très esthétique énorme valise blanche à la main. Le père lui remet une mystérieuse enveloppe. Il n'a plus besoin de rien puisqu'il a "la télé". S'en suit une scène forte du film : une cohorte de vieux passe devant l'écran, comme l'image de la ruée vers la mort.


C'est ensuite une image de foule, et l'ascension d'un immeuble par le héros pour atteindre une oie. Le genre de scène absconse qui émaille le film et le rend difficile à regarder. Poésie pure. Puis la foule fait place à un tunnel dans lequel s'enfonce le père dans son fauteuil roulant. Là, c'est clair.


Mais pas pour longtemps : notre héros (nommons-le A comme Adam) se retrouve dans un appartement dont les murs sont recouverts de... cornes de cerf, coiffées de tulle (A doit se marier, mais on ne verra jamais l'heureuse élue). Il récupère un sabre, avant de se glisser dans une baignoire blanche, qui resplendit dans l'obscurité. Une enfant apparaît. Déroutant.


Un peu plus tard, la belle (nommons-la E comme Eve) apparaît, dehors, dans le froid. Les deux fument une cigarette. Celle de A n'explose pas comme elle devrait (les étudiants lui avaient refilé des cigarettes gag : encore le jeu), il se passe donc quelque chose d'extraordinaire. La cigarette troue la grande valise blanche.


A va demander à E de jouer sa promise pour faire une farce à ses copains (toujours le jeu). Elle est conductrice de tramway, symbole de celle qui peut lui faire franchir la barrière. Là, une scène très poétique où A passe un coup de fil dans une cabine téléphonique au milieu d'un nulle-part enneigé, aux pieds du tramway ! A passe à E la communication, puis le tramway repart...


On se trouve ensuite dans un restaurant vide, et ce seul décor crée un sentiment d'angoisse. Un orchestre est là, on demande à une vieille femme de ménage, prise en contre-plongée, de chanter un poème composé par Skolimowski lui-même. E arrive, puis les "amis" agressifs de A, enfin tout une populace âgée qui, coiffée de chapeau en papier journal, entonne des hymnes patriotiques. Détail qui fait toute la force de la scène : le son est décalé, on voit donc les bouches en gros plan articuler à contretemps. Manière de traduire le non-sens qu'est, pour A, ce poids de l'histoire et des combats passés ? Derrière le couple A-E, un poster de mer prend vie, liberté ! Le jeune homme fend sa tirelire avec son sabre, les pièces s'éparpillent dans la cohue des convives.


Plus tard, les deux grimpent à une sorte de tour, l'occasion de très beaux plans. Notre héros déchire une affiche avec son sabre et s'en fait un masque : un visage d'un côté, un doigt de l'autre, tous deux menaçants. Image forte : celle de A assis, avec au-dessus de lui, les seules jambes fines, sombres, de E, qui pendent.


E et A vont se perdre. On va retrouver A à l'entrepôt de tramway, face à sa supérieure (superbe image d'huile qui suinte au premier plan). Par moments, une silhouette sombre semble accrochée au toit translucide de l'entrepôt, comme une araignée. Est-ce A ? On le suppose, sans pouvoir en décoder le sens. Puis, en conduisant son tramway, elle croise un ancien combattant qui lui reproche de ne pouvoir consacrer que 4 mn à ceux qui se sont battus pour elle. Toujours le poids de l'Histoire, une barrière à franchir.


E se retrouve devant une foule à qui elle crie son désespoir d'avoir perdu A : elle ne sait ni son nom ni sa fac, rien, comme le spectateur en somme. Ce couple incarne une sorte d'idéal, il n'est donc pas caractérisé. Ni réaliste. La foule se moque, tout ce qui n'est pas réaliste est risible.


Bouquet final : alors que E est au commande de son tramway, A apparaît, se colle au pare-brise. Encore une apparition très poétique. Le film s'achève sur une note optimiste.


La Barrière : un voyage de sensations plus qu'une histoire. Souvent à la limite du cinéma expérimental. Le Départ se suit plus aisément. Tous deux sont de très grands films.

Jduvi
8
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le 20 déc. 2018

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