Au crépuscule de sa vie, Frenhofer, peintre réputé et las, accepte de reprendre une ancienne toile qu’il n’avait pu achever, La belle noiseuse, avec comme modèle non plus Liz, son épouse et muse des prémices, mais une autre de circonstance, jeune femme supposée libre dont les certitudes, principalement amoureuses, finiront par s’effriter dans un chaos de tensions et de plaies à l’âme. Les apparences, les vérités aussi, ce sont là les quelques thèmes de ce film monstre (4 heures) disséquant la création artistique et révélant, in fine, une réflexion sur la représentation du réel (et son acceptation) qui passerait par la chair, la matérialité, le geste et avant tout la (dé)possession.


C’est aussi un affrontement psychologique que Jacques Rivette prend le temps de saisir et de décomposer : affrontement de l’artiste face aux autres, affrontement de l’artiste face au monde, et quelle plus belle inspiratrice qu’Emmanuelle Béart pour incarner ce monde, et dans sa nudité exposée, entière mais délicate, voire L’origine du monde ? Dans les tourments de l’inspiration, de l’imagination et de la conception, l’artiste seul, au cœur de son travail strict et douloureux, peut être contraint à biaiser, à sadiser ses différents rapports extérieurs ou personnels pour manifester alors l’essence de son talent.


Dans l’atelier-univers de Frenhofer, parmi les esquisses et les encres, les odeurs fortes de solvants divers, Marianne en discernera les cruelles expressions, infimes ou évidentes quand Frenhofer l’oblige à des poses gênantes, pénibles, la brutalise par ses mots, par ses silences, par sa lâcheté peut-être. Et cela dans l’intention, dans le désir non pas de représenter son corps percevable, et ce que celui-ci veut traduire, manifester à l’espace, mais à travers cela ses fêlures, ses mystères, sa conscience jusque sous la peau, l’endurer, la transfigurer, puis la dissimuler enfin dans les murs pour quelque éternité.


Artiste torturé, inquiet et apeuré, Frenhofer ne peut complètement protéger Marianne de cette dévastation, et face à lui presque inconsciente, en danger, mais affirmée et affranchie à l’heure des mises au point (le "Non !" final lancé à Nicolas, son compagnon). La peinture se révèle également une question d’amour et de haine et qui, dans son interrogation, cherche à saisir une existence, totale. À saisir ce que Frenhofer a vu de celle-ci, des regards qui disent et trahissent, une expression sèche, un point à atteindre surtout. Il avait peint Liz parce qu’il l’aimait, puis finalement parce qu’il l’aimait, s’arrêta de peindre, laissant La belle noiseuse à un souvenir, une force destructrice et menaçante attisant inexorablement les regrets, les jalousies, puis soudain réinvestit à la réalité pour, à nouveau, accomplir ses volontés de discorde.


Ce tableau, nous ne le contemplerons jamais, insoluble, infaisable même, et n’en découvrirons que le bas à la faveur d’un plissé de drap remonté furtivement, apercevant alors un pied perdu comme dans un océan de sang. Tableau hybride, fantasmé, sans cesse (re)commencé, saccagé jusqu’à l’épuisement, à l’épiderme d'une toile lacérée de deux gigantesques griffures rouges, prodromes d’une création en rage, en mouvement perpétuel, hurlant ses blessures et ses frustrations, son envie de vie, dans le crissement hypnotique du fusain, des plumes et des pinceaux.


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mymp
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le 30 nov. 2012

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