Je dis, argent, trop cher
Trop grand
La vie n'a pas de prix
Je dis, argent, trop cher
Trop grand
La vie n'a pas de prix


L’argent… Ah l’argent… D’argent, il est à peu près question depuis la nuit des temps, ainsi l’affirme Fabrice Luchini dans son dernier spectacle qu’il tourne depuis maintenant deux ans, Les écrivains parlent d’argent, de la Zola à La Fontaine, en passant par Guitry, Bruckner et Péguy. Le grand Molière, lui-même, n’a de cesse d’évoquer l’argent dans ses pièces, à travers l’avarice d’un vieillard ou encore les dots que les pères rechignent à donner pour les mariages arrangés de leurs filles. Oui, tout tourne autour de l’argent. De l’oncle Picsou à Harpagon en passant par Mamy dans Huit Femmes, les arts n’ont jamais cessé de mettre en scène des personnages soucieux de conserver leur argent, sinon de l’accroître. Oui, tout est question d’argent. De l’argent, il faut pour pouvoir vivre décemment et répondre à ses besoins primaires : se loger, se nourrir, se vêtir, payer son essence, les frais inhérents à la scolarité des gamins ou encore ses impôts. De l’argent, il est question au quotidien, source d’inquiétude pour de très nombreuses familles qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts et se demandent comment elles vont parvenir à ne pas finir un mois de plus dans le rouge. De l’argent, on entend parler à longueur de journée de la bouche des gouvernements, des médias et des financiers, de l’économie aux finances en passant par le budget et les comptes publics, les économistes à la François Lenglet étant devenus les nouveaux porteurs de la bonne parole libérale au détriment des penseurs et des détenteurs de Prix Nobel prônant la mise en place du revenu universel. De l’argent, les penseurs se sont très tôt emparés comme sujet, qu’il s’agisse de théoriciens de l’économie comme Keynes, Mill, Ricardo ou encore Smith et Mathus ou des philosophes, comme Aristote, Voltaire, Montaigne, Marx ou bien le sociologue Max Weber. De l’argent, il a encore été question très tôt au fur et à mesure de la construction du système interétatique tel qu’on le connaît aujourd’hui sous sa forme internationale, l’apparition des États et du développement de relations entre ces deniers ayant été concomitant avec le développement du capitalisme marchand. De l’argent, il est désormais avant tout question dès lors qu’on évoque l’Union Européenne, celle qui s’était initialement bâtie sur la belle volonté de paix entre les nations européennes au sortir d’une deuxième guerre mondiale qui les avait meurtries et qui, aujourd’hui, ne jure plus que par la règle des 3% et l’ingérence dans la politique budgétaire de ses États membres, au point que certains, écrasés par une dette publique abyssale et un déficit qui l’était tout autant (pour la différence entre les deux, je vous invite à consulter un ouvrage de spécialistes), se sont vus imposer une austérité qui étouffa leur peuple pendant plusieurs années, au point de mettre en danger l’équilibre sociétal et de mettre des populations entières en situation de pauvreté. Bref, de l’argent on n’a de cesse de parler dans une société transfigurée par l’évènement du capitalisme et l’érection du libéralisme en modus vivendi de notre monde. Que l’on soit pauvre ou riche, oui, l’argent est une préoccupation, qu’il s’agisse de vivre au mieux pour les premiers ou d’en accumuler le plus possible par un insidieux système d’exploitation et de cumul des profits pour les seconds. De toutes façons, ne dit-on pas que « L’argent ne fait pas le bonheur » ? Il y a certes du vrai dans l’affirmation : si vous n’avez pas la santé et que vous voyez approcher le bout du tunnel sans ne rien pouvoir faire, rien ne sert d’avoir l’argent. Et pourtant, si vous souhaitez profiter de la vie au sens où vous vous voulez faire des sorties culturelles, aller boire des verres avec vos potes ou bien partir à la découverte du monde, il faut de la thune. « L’argent ne fait pas le bonheur », certes, mais jusqu’à un certain point seulement. Se pose alors un écueil : comment trouver de l’argent ? Tel est le point de départ du film de Denys Arcand.


Tout le monde il veut seulement la thune
Et seulement ça, ça les fait bander
Tout le monde il veut seulement la fame
Et seulement ça, ça les fait bouger
Bouger leur culs le temps d'un verre
Photo sur Insta', c'est obligé
Sinon, au fond, à quoi ça sert?
Si c'est même pas pour leur montrer


Un midi, vitrine d’un dinner donnant sur une station-service Esso, Montréal, Québec. Un homme et une femme, en train de se séparer. Lui, docteur en philosophie issu des classes laborieuses, cantonné à un poste de livreur. Elle, mère célibataire, employée de banque dont le grand patron touche 257 fois son salaire annuel. Lui, Pierre-Paul (Jacques n’était pas dispo à l’état-civil), se lance dans des questionnements existentiels qui semblent chez lui sempiternel, questionnant les probabilités de s’enrichir et dissertant sur l’absence de corrélation entre intelligence et chances de devenir riche, le tout en essayant de justifier l’échec de leur couple. Elle, Linda, lassée, met un terme à la conversation, le laissant en pleurs, se lève et quitte le dinner. On pourrait se dire que la roue tourne, mais souvent elle prend son temps, et dans le cas de notre anti-héros nommé de surcroît, elle vire carrément à la loose. Tout de suite, on sent pourtant le mec attachant, pataud, généreux (bénévole auprès des itinérants, il leur donne systématiquement de l’argent à l’entrée du métro), l’esprit d’une naïveté sans égal, et une vie d’échecs. La roue tourne dit-on : toujours elle finit par tourner, mais parfois dans un sens parfaitement inattendu.


À la question initialement posée ici, répondent généralement trois solutions légales : le travail, l’héritage, le mariage. Première d’entre elles, et la plus courante : le travail. Soit vous bossez dans un secteur ou exercez à un poste vous permettant de vous octroyer ce que vous estimez être un bon salaire (et ce n’est pas monnaie courante), soit vous croyez naïvement au « Travailler plus pour gagner plus » sarkozyste. L’héritage ensuite : soit vous êtes né avec une cuillère d’or dans la bouche et papa-maman vous assurent une rente à vie, soit vous avez le cul bordé de nouilles et vous retrouvez un beau matin devant un notaire parisien à apprendre l’existence d’un mystérieux et improbable oncle d’Amérique vous cédant sa fortune faute d’héritiers. Le mariage enfin : vous concluez simplement un mariage d’argent comme d’autres l’ont fait auparavant et, au pire, vous obtiendrez suffisamment de thune au moment du divorce. Reste sinon, l’option de l’illégalité, autrement dit celle à laquelle rechignent de céder les individus honnêtes à la Pierre-Paul, mais qui ne semble pas particulièrement tourmenter nombre des plus grandes fortunes : casse, vol (à vos risques et périls, il est si facile de retrouver l’odeur de l’argent de nos jours), détournement de fonds (guère tendance en France ou dans des pays plus exemplaires tournés vers la Scandinavie, quoique beaucoup s’en sortent plutôt pas mal), montages financiers vers des paradis fiscaux (de plus en plus surveillés, mais étrangement, cent milliards d’évasion fiscale courent toujours en dehors des frontières de l’Hexagone…). Autre question que pose ici notre looser de héros, c’est celle de l’identité des futurs riches, du moins ceux qui sont voués à le devenir, et il rejoint en cela les Pinçon-Charlot, spécialistes de l’étude des élites sociales et des classes bourgeoises. Selon eux, la richesse économique repose sur un privilège transmis de générations en générations, un système de concentration et de conservation des richesses en vue de préserver un mode de vie réservé à un entre-soi qu’on intègre par cooptation. Autant dire que ça semble flambé pour un gars issu des classes laborieuses. Sauf que…


Quelques minutes après, on retrouve deux potes s’emparant d’une belle caisse par un subtile subterfuge technologique. Tous deux vont commettre un hold-up dans un magasin de vêtements, en menotter les employés, vider le coffre et… être surpris par l’agent de sécurité qui passait par hasard par là. Échange de coups de feu et bain de sang. Musclor meurt sur le coup, l’un des braqueurs parvient à s’enfuir tant bien que mal touché à la fesse, l’autre sort de la boutique, affublé des deux sacs de sport contenant le butin et s’effondre sur le parking… le tout au moment de l’arrivée de notre looser magnifique qui, sur le coup, va paniquer, évidemment. Tout un chacun aurait pu se contenter d’appeler les flics. Et bien non. Lui se hâtera de quitter les lieux… en s’emparant des deux sacs qu’il glissera dans sa camionnette. Quasi pile au moment où débarque l’hilarant duo de cops qui traversera ce film tels des boloss voyant passer le TGV sans y monter dedans : Pete LaBaume et Carla McDuff. Prononcés à la québécoise par les principaux intéressés, c’est juste délicieux. Et alors que l’agente manque de découvrir le pot aux roses et de flinguer le film d’entrée, débarque Jermaine Jackson, alias je ne sais plus qui, le proprio de la boutique, en lien avec le gang des irlandais (pas des tendres ceux-là, n’oubliez pas qu’ils ont inventé Guinness), qui apprend alors la disparition des… douze millions de dollars qu’il gardait au nom du gang.


Et dont on apprendra plus tard qu’il a organisé le casse lui-même.


Vous suivez ?


Bref, beaucoup d’émotions en une seule journée pour notre anti-héros qui, faisant fi des caméras de surveillance et du suivi GPS de sa camionnette, s’arrêtera déposer son butin chez lui, avant de le placer judicieusement dans un box fermé d’un simple cadenas. Normal quand t’as douze millions de cash qui te tombent du ciel. Mais ceci n’est rien à côté de la suite de péripéties qui encadreront la vie jusqu’alors banale d’un type sans problèmes, et surtout pas avec la loi…


Money, money, money
Must be funny
In the rich man's world
Money, money, money
Always sunny
In the rich man's world
Aha aha
All the things I could do
If I had a little money
It's a rich man's world
It's a rich man's world


À une abracadabrantesque situation initiale ne peut coller qu’une galerie de personnages farfelus, portés par une distribution impeccable, du bel Alexandre Landry à la révélation Mariepier Morin, en passant par le fidèle Rémy Girard et tous les autres. Pendant ce temps-là, on revient sur les bancs de la fac d’administration, sur lesquels on retrouve un motard sexagénaire en train de suivre un cours sur les mécanismes d’évasion fiscale. Dès que sonne la fin, il est aussitôt raccompagné par un camion fermé de la police québécoise à son humble demeure à savoir… la prison, dans laquelle il finit de purger une peine pour détournement de fonds. Aussi naïf soit-il et avide de conseils en matière de gestion de finances détenues illégalement, vers qui Pierre-Paul va-t-il se tourner pour se dépêtrer de son inextricable situation ? Suivez mon regard… D’abord désireux de revenir dans le droit chemin et lui opposant une fin de non-recevoir, le motard se décidera finalement à filer un coup de main à notre héros perdu et paniqué, lui conseillant notamment d’éviter tout signe soudain de richesse… Mais ça, c’était jusqu’à ce qu’il investisse dans les services d’une belle et élégante escort répondant au philosophique nom d’Aspasie, courtisane grecque cultivée et respectée des grands hommes de son temps, Socrate et Périclès pour ne citer qu’eux, la plus chère de Montréal tant qu’à faire, dont la présence au domicile de l’innocent livreur en train de la perdre progressivement, son innocence, sera surprise par notre duo d’intrépides flics, certes doté d’un redoutable flair, mais confronté aux anticipations de leur trio de suspects et, surtout, à une incroyable malchance qui aurait pu envoyer ces bras cassés direct à la circulation… jusqu’à ce que la vie vous offre des occasions de rebondir. Et ce ne sera étrangement pas par le biais du patron de la boutique factice, une espèce de King (Eddy de l’autre moitié de son état-civil d’acteur et humoriste) sur son trône vacillant et répondant au nom de Vladimir Tran, dont le souci de sécurité ne repose que sur son grigri qui s’avèrera d’une utilité somme toute fantastique.


À de tels portraits ne peut répondre en symétrique absolu qu’une gaieté dont seuls les tenants de l’humour à la québécoise ont le secret. Ne serait-ce qu’entendre Aspasie dire à son ancien amant de vieil avocat fiscaliste « ton épouse, l’exquise Marie-Danièle » ou encore le sergent se présenter sous le nom de Pete LaBaume nous laisse échapper des rires. Car oui, l’humour québécois est exquis, délicieux, d’une saveur sans égales, difficilement exportable à l’instar du nôtre, mais tellement incongru. Que dire de cette scène où, en train de blanchir de l’argent dans les sous-sols d’une maison des associations, Linda affronte le regard d’une espèce d’Aurélia Beigneux (élue FN d’Hénin-Beaumont) beauf venue récupérer quelques millions de dollars avec son mari suite à l’héritage de cinq… barbecues ? (car oui, aussi charmant soit leur accent, il est parfois difficile de saisir le sens des formulations employées), toutes deux devenant des lady-killers dignes des plus grand western ? J’ose à peine parler de cette autre scène où Pierre-Paul, toujours aussi pataud, s’aventure dans les couloirs du local dans lequel il a loué un box renfermant la thune en compagnie du motard habillé à la façon d’un rappeur wesh croisé avec un Anonymous ? Même la visite des flics à Madame Rosalbert, la mère de Jacmel, dont l’accueil sera un tantinet glacial, s’avèrera drôlissime… Ah tabernacle ! Et pourtant, Dieu sait que ça sent le sapin ! Voyez un peu : un looser, témoin d’un hold-up qui vire au sanguinaire (tant et si bien que Jacmel, touché à la fesse, finira sous la table d’une pseudo-toubib chinoise exerçant dans un cabinet et demandant du cash, pensez-vous, déjà que la Sécu et l’Amérique du nord, ça fait deux…), douze millions qui s’envolent, recherchés par la mafia et par la police, la thune qui re-disparaît dans le placard du motard dont les intentions seront finalement honnêtes, une escort censée être de passage qui devient amie, amante et amoureuse, un avocat véreux aux étranges traits d’un certain DSK, les flics qui s’en mêlent avec tout l’attirail, questionnements, filatures, photos, tableaux avec des toiles façon New-York Unité Spéciale ou Profilage, mais tellement poisseux et un peu cons-cons qu’ils laissent échapper le schmilblick… Pour sûr, c’est une affaire à finir dans une caisse épave la tronche explosée par trois balles ou, pire, disloqué dans une cuve d’acide chlorhydrique… Quoiqu’entre ça et le coup du céleri, autant ne pas savoir ce qui est préférable. C’était sans compter sur le défaut de sadisme de Denys Arcand à l’égard de ses personnages, et sur un mélange de styles venu appuyer un propos fort et ô combien actuel.


I was born to flex (Yes)
Diamonds on my neck
I like boardin' jets, I like mornin' sex (Woo)
But nothing in this world that I like more than checks (Money)
All I really wanna see is the (Money)
I don't really need the D, I need the (Money)
All a bad bitch need is the (Money flow)
I got bands in the coupe (Coupe)
Bustin' out the roof
I got bands in the coupe (Coupe)
Touch me, I'll shoot (Bow)
Shake a lil ass (Money)
Get a little bag and take it to the store (Store, money)
Get a little cash (Money)
Shake it real fast and get a little more (Money)
I got bands in the coupe (Coupe)
Bustin' out the roof
I got bands in the coupe (Brrr)
Bustin' out the roof (Cardi)


De toutes les facettes de la comédie au polar sauce mafia, le réalisateur concocte un harmonieux mélange des genres pour nous embarquer au mieux dans son trip sur Le triomphe de l’argent. À noter qu’il s’agissait du titre initialement donné au film, mais qu’Arcand a abandonné pour la simple raison qu’il n’était ni retenu ni identifié par personne. De fait, à avoir entamé une fausse trilogie par Le déclin de l’Empire Américain et Les Invasions Barbares, autant terminer en beauté. Au fond, tous les personnages du film ont l’appât du gain, pour des motivations diverses. Résigné, Pierre-Paul médite sur l’impossibilité de se sortir d’une situation financière moyenne et a priori insoluble sous les yeux ébahis de Linda, elle-même mère célibataire et employée d’une banque dont le PDG gagne 257 fois son salaire annuel. Il rencontre Aspasie, elle-même issue des classes laborieuses, mère célibataire coiffeuse qui voyait le mariage comme seule possibilité d’élévation sociale. Total : divorce, banco et activité d’escort lucrative. Pourtant récemment libéré, Bigras ne cède pas à l’insistance du héros pour des raisons philanthropiques : un petit pourcentage est toujours le bienvenu. Commandité par le proprio de la boutique façade contenant la thune appartenant au gang des irlandais (pas des tendres, ceux-là), le braquage vise à enrichir tant le dit proprio que ses deux braqueurs. Et que dire de la police, dont le motard dit qu’elle n’hésite pas à taper dans la caisse dès lors que celle-ci est retrouvée, ou encore de l’avocat, dont la spécialité fiscale est, à n’en pas douter, plus lucrative que le droit des victimes ou celui des réfugiés ?


Car, oui, pour vivre, nous avons besoin d’argent, qu’il s’agisse de vaquer à nos besoins primaires et/ou à nos désirs. Reste que nous n’y entretenons pas tou.te.s le même rapport. Certains vont ainsi recherche l’argent à de lucratives fins d’ivresse, afin de détenir l’aura symbolique et le réel pouvoir que confère la détention de larges moyens financiers, ainsi en est-il quasi-systématiquement des plus grandes fortunes mondiales et nationales qui n’expriment guère d’appétence pour les classes inférieures. Aussi (dé)raisonnables puissent être les motivations qui nous placent sur le chemin de l’argent, ce dernier est, depuis la nuit du temps, le ver qui pourrit le fruit, celui de la société et des relations humaines. Où trouver de meilleurs exemples primaires que dans le microcosme familial pour illustrer ce propos ? Prenez un mort : le jour de l’enterrement, ce sera « Viens on s’aime et on s’en fout ». Par contre, le lendemain, ça finira chez le notaire sauce « Hatrið mun sigra, Gleðin tekur enda, Enda er hún blekking, Svikul tálsýn » (Hate will prevail, happiness will end, for it is an illusion, a treacherous pipe dream). Ou quand le Holy Day devient un Hallyday en un claquement de doigts (je doute que le jeu de mots soit adéquat, mais il fallait que je le sorte). Aspasie affirme que la détention plus ou moins soudaine d’une grosse somme d’argent change les mentalités et les comportements. Pierre-Paul lui affirme le contraire, soulignant que c’est une question de valeurs. Là aussi, deux écoles. Ou les propos d’Aspasie s’avèrent confirmés, ou bien ils sont infirmés : Arcand a dans ce cas choisi la deuxième option.


It’s not about the money, money, money
We don’t need your money, money, money
We just wanna make the world dance
Forget about the price tag


Cela nous amène à une deuxième problématique : celle de la culpabilité. Dans le cas présent, nous avons donc un honnête (bel) homme blanc comme neige, et n’ayant jamais commis la moindre infraction avec la loi. Du jour au lendemain, il se retrouve en possession et en détention de deux sacs contenant plusieurs millions de dollars, initialement volés par autrui, et désormais volés par lui-même, aux risques et périls de ceux qu’il embarque dans l’histoire et des siens. Sur le plan philosophique, il se retrouve donc coupable, ce qui dans un premier temps l’agitera et le bousculera, le plongeant dans un évident trouble du débutant qui l’emmènera à commettre quelques erreurs. Pourtant, Arcand évacue rapidement cette question en l’absolvant de ses torts. Pas un instant nous ne questionnerons sa culpabilité, ou très peu. Au fond, le vol par Pierre-Paul de cet argent initialement sale, sali une deuxième fois par un deuxième vol et probablement sali auparavant (quoiqu’il ait pu être dérobé et détourné au détriment de victimes innocentes) n’est pas affilié à un tort. Car l’objectif du héros n’est pas la quête de l’argent pour l’argent : il ne s’agit ni de la recherche d’un enrichissement à des fins exclusivement personnelles ni d’un profond désir de la gloire et des honneurs. Non. En bon philosophe qu’il est et probablement mu par des idéaux de gauche qui le feraient plus pencher pour Québec Solidaire que pour la CAQ, son acte exceptionnellement spontané au vu de sa personnalité vise à partager les richesses avec ceux qui en ont besoin, que ce soit Linda, qui cherche à offrir des vacances à son fils de douze ans, et – surtout – les SDF qui traversent le film et auxquels Arcand donne une très belle visibilité à travers notamment quelques scènes issues du réel et à travers l’action de Pierre-Paul en faveur des itinérants. Et puis, après tout, vu les incroyables sommes d’argent illicitement trafiquées à travers le monde à des fins d’enrichissement et de pouvoir, vu tout le fric jeté par les fenêtres par des espèces de nouveaux riches dégueulasses préférant s’asperger de bouteilles de champagne à dix mille balles dans une piscine remplie de meufs sous le soleil de Marbella plutôt que d’en faire profiter ceux qui ont réellement besoin, vu le pouvoir conféré par la simple détention de thune aux milieux économiques et financiers qui écrasent aujourd’hui un champ politique dénué de toute volonté, écrasé sous le poids des lobbies et parfois corrompu (peut-être est-ce naïf, mais je ne goûte pas tellement à la rhétorique du « tous pourris »), vu l’austérité imposée par le FMI ou la BCE à des peuples déjà accablés par la crise de 2008 et subissant d'incessants coups de grâce, vu la somme dérisoire consacrée en France aux plans pauvreté et aux dispositifs à l’égard des plus fragiles face aux milliards dédiés aux entreprises sans contreparties pour l’emploi et les droits des salariés, à la suppression de l’ISF ou encore à des allègements fiscaux à l’égard des plus aisés, vu la nargue goguenarde dont font preuve les classes supérieures à l’égard de ces classes inférieures qu’ils se plaisent à dominer de leur air hautain, qui sont les vrais coupables ? Le jeune homme naïf et pataud qui dérobe douze millions déjà volés et sur-volés afin d’en faire profiter autrui ou bien les autres ? Tout dépend certes du point de vue, mais pour moi il est assez catégorique. Certes, Pierre-Paul est dans le strict des faits et de la légalité un coupable, mais il est surtout un coupable idéal aux yeux des puissants : quoi de mieux qu’un petit livreur pour lui faire endosser la responsabilité d’un vol de grande ampleur, qui plus est associé à un ex-taulard et à une escort ? Mais jamais Arcand et le spectateur ne le perçoivent comme tel. Ceux qui prennent ici cher sont les puissants, des forces de l’ordre, finement tournées en ridicule, à l’avocat, qui finira tôt ou tard par tomber. Peut-être suffirait-il de lui mettre une jeune femme dans les pattes, je dis ça, je dis rien, car quand bien même on est associé à la moitié des anciens gouvernants du Québec au sein de son cabinet, il y a des choses qui ne pardonnent légitimement pas…


La roue de la Fortune


Peut-être le fond est-il empreint d'un poil de naïveté, cela est certain, mais il a le mérite de la lucidité. Au détriment des valeurs humaines, sociales et solidaires ici exacerbées ont triomphé les valeurs matérielles et le pouvoir de l’argent. Et pourtant, restent tout de même des raisons d’espérer. Regardons l’esprit de solidarité extraordinaire dont est capable de faire montre l’être humain lorsque ses semblables sont confrontés au drame et à la tragédie, les attentats, au cours desquelles de nombreuses portes d’immeuble et d’appartement se sont ouvertes, les catastrophes naturelles, je pense aux récentes inondations dans mon département natal de l’Aude où une incroyable chaîne humaine s’est formée en faveur des sinistrés, à tous ces bénévoles et toutes ces associations qui prennent à bras le corps des causes diverses largement délaissées des pouvoirs publics : les sans-abris, les pauvres, les personnes handicapées, les réfugiés, tous ces laissés pour compte des gouvernements qui, hélas pour beaucoup, tendent à se suivre et à se ressembler. Toutefois, l’espoir fait vivre et se mue parfois en une belle réalité. Arcand ne déviera jamais de sa ligne quant aux intentions des personnages et à la bonté caractérisée de Pierre-Paul qui, de looser, est devenu magnifique, de "jamais coupable", s'est fait heureux bienfaiteur en conformité avec ses idéaux et ses droites valeurs - quand bien même il profite de sa nouvelle richesse à des fins personnelles, Arcand ne s'étend pas sur cela, soucieux de maintenir un voile de pureté sur le visage de notre héros. J'affirmais plus haut en m'appuyant sur un célèbre adage que "La roue tourne", dans un sens et dans l'autre, et puis l'inverse, en symbiose avec le long fleuve tumultueux de la vie. Alors qu'ironiquement et sarcastiquement, le destin aurait pu se charger du revers de la médaille, quand bien même les plus coupables ne figurent pas dans ce camp, notre trio s'en sort la tête haute, la page bel et bien tournée, même les flics se remettent d'un échec qui aurait pu les enterrer vivant, c'est dire. On ne peut par contre pas en dire autant des puissants, qu'ils furent étroitement connectés aux élites du pays ou simplement de papier. Mais au fond, n'est-ce pas le propre du pouvoir que de n'être que de papier? Tout juste le réalisateur laisse t-il une porte ouverte quant à l'évolution des rapports entre Pierre-Paul et Aspasie, et encore elle n'est pas si évidente. Autant profiter du sens présent dans lequel la Fortune fait tourner sa roue pour nos personnages, bienveillante à l'égard de certains, et s'amusant de bien d'autres, sans qu'elle ne laisse rien transparaître.


Un homme n'ayant plus ni crédit ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse,
C'est-à-dire n'y logeant rien,
S'imagina qu'il ferait bien
De se pendre et finir lui-même sa misère,
Puisque aussi bien sans lui la faim le viendrait faire :
Genre de mort qui ne duit pas
A gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans cette intention, une vieille masure
Fut la scène où devait se passer l'aventure.
Il y porte une corde, et veut avec un clou
Au haut d'un certain mur attacher le licou.
La muraille, vieille et peu forte,
S’ébranle aux premiers coups, tombe avec un trésor.
Notre désespéré le ramasse, et l'emporte,
Laisse là le licou, s'en retourne avec l'or,
Sans compter : ronde ou non, la somme plut au sire.
Tandis que le galand à grands pas se retire,
L’homme au trésor arrive, et trouve son argent
Absents.
« Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette somme ?
Je ne me pendrai pas! Et vraiment si ferai,
Ou de corde je manquerai. »
Le lac était tout prêt; il n'y manquait qu'un homme :
Celui-ci se l'attache, et se pend bien et beau.
Ce qui le consola peut-être
Fut qu'un autre eût, pour lui, fait les frais du cordeau.
Aussi bien que l'argent le licou trouva maître.
L'avare rarement finit ses jours sans pleurs,
Il a le moins de part au trésor qu'il enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,
Pour ses parents ou pour la terre.
Mais que dire du troc que la Fortune fit?
Ce sont là de ses traits; elle s'en divertit :
Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette déesse inconstante
Se mit alors en l'esprit
De voir un homme se pendre ;
Et celui qui se pendit
S'y devait le moins attendre.


« Le trésor et les deux hommes » (Fable XV, livre IX)

rem_coconuts
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le 15 févr. 2019

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