À ceux qui ne voient en Krzysztof Kieślowski que l’austère novelliste révélé par les épisodes de son Décalogue, on ne saurait trop conseiller de découvrir La Double Vie de Véronique. À ceux convaincus qu’il n’est que le lucide entomologiste de la société polonaise contemporaine, on suggérera de se laisser envahir par la douceur apaisante d’un art poétique fondé sur cette contradiction vitale : on est à la fois jouet du fatum et acteur de sa biographie. Le cinéma de Kieślowski tire l’essentiel de ses bénéfices d’une organisation de la pénurie, qu’elle soit rareté morale, minimalisme esthétique ou expédient matériel. Il donne ici un beau film d'amour et de musique, une fiction d’exil, à cheval entre deux pays, deux continents, deux expériences. Une histoire de cœurs fragiles et de sort maîtrisé. Le hasard est encore là mais la musique l’a transcendé. Le cinéaste suggère que la connaissance de l'identité ne repose pas sur l'affirmation de soi mais sur la découverte de l'altérité du semblable. Ainsi l’introduction nous présente-t-elle deux fillettes, nées le même jour et à la même heure. L’une en Pologne, c’est Weronika, l’autre en France, c’est Véronique. À la première on parle, au moment de Noël, d'hiver et d'étoiles, et à la seconde, au printemps, d'arbres et de feuilles. Toute petite, Weronika est déjà aspirée vers le haut, tandis que Véronique s’affirme terrienne, plus proche de la nature. Fin du prologue. Vingt ans plus tard, Weronika est devenue une jeune femme au visage rayonnant. Elle habite Varsovie avec son père veuf, dont elle est très proche. Elle a un petit ami qui l’aime et qu’elle aime, fait l’amour sous la pluie et n’a qu’une passion, le chant, à laquelle elle n’envisage pas de renoncer en dépit de fragilités cardiaques. Kieślowski n’a pas peur de tuer Weronika puisque voilà Véronique, soudain prise d’un inexplicable chagrin. Elle vit en province, est pianiste classique et n’a pas encore trouvé le grand amour. Elle aussi a perdu sa mère et une tendre complicité la lie à son père. Plus tard, on l’apprendra, lorsque la petite fille de Pologne avait deux ans, elle approcha sa main trop près du four et se brûla. Dans le même temps, la petite fille de France fit un geste identique mais l’arrêta au dernier instant.


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Les correspondances, les détours, les impasses, les interférences, c’est le jeu préféré du réalisateur. Véronique et Weronika sont comme des jumelles, des sosies, des âmes météores qui échangent, se percutent et s’épousent. Toutes deux rêvent d’une même église très haute, en briques rouges. Toutes deux aiment jouer avec une petite boule de verre ou passer un stick sur leurs lèvres gercées. Toutes deux éprouvent la même émotion devant une vieille femme inconnue. Chacune se sent liée à l’autre dont elle ignore pourtant l’existence. "J’ai l’impression de ne pas être seule", glisse Weronika à son père. "J’ai l’impression de me retrouver seule", révèle Véronique au sien après la disparition de son double. Chacune s’éprouve comme autre que la même. La double existence des jeunes femmes relève donc d’une coïncidence aléatoire en forme de vase communicant : tandis que la vie se vide là-bas jusqu’à disparaître, elle se remplit ici jusqu’à déborder d’énergie. Ce n’est pas un mysticisme bêtement psychologique mais une conception philosophique de l’univers : le monde en épiderme intensif où le moindre frisson à Cracovie colle la chair de poule à Paris. C’est le corps qui fait le lien, c’est la physique des sons qui fait le joint : la musique comme un anticyclone au-dessus de l’Europe, le bruit des dialogues comme une dépression occidentale qui nous menace. La Double Vie de Véronique c’est ce qui nous arrive quand tout aspire sans nous à notre bien, quand tout conspire malgré nous à notre mal. Les deux Véronique se ressemblent, à la différence près qui fait de leurs deux individualités une personne en morceaux (la main gauche, le pied nu, une même alliance dorée pour se décongestionner les paupières). Une seule fois, on a pu croire que ces morceaux allaient s’emboîter : Véro croise Nika, sur la grande place de Cracovie, dans un nuage d’atomes (une manifestation antisoviétique) où elles sont comme deux bouchons affolés. Il est prouvé que Weronika, plus douée pour voir au-delà des choses que les choses elles-mêmes, a aperçu Véronique. Il est certain que Véronique a fixé Weronika, mais (attention, les yeux) par la serrure d’un objectif photographique. Rien n’indique donc qu’elles se sont vraiment vues : c’est un dialogue d’aveugles. Leur coïncidence est dans ce trou noir qui colle le vertige. Plus loin, la belle Weronika se lance en solo dans un lamento dont le contre-ut va bientôt lui briser le cœur. Une larme coule alors de ses yeux. Sauf que cette larme n’en est pas une, mais la première goutte d’une pluie incessamment diluvienne. À cet instant superbe, Kieślowski caresse une complicité cachée depuis le début du monde : Weronika pleure de son corps comme il pleut du ciel.


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L'ordre narratif propose successivement deux relations entre Véronique et Weronica. La première interdit toute interprétation appuyée sur la métempsycose ; la seconde empêche de mettre sur le même plan les deux protagonistes. En mourant, Weronika entraîne l’infléchissement de la vie de Véronique, qui renonce au chant et se met en quête de quelque chose qui comblerait en elle ce vide soudain creusé par une étrange absence. Pour la première fois elle tombe amoureuse et répond à un appel qui n'est intelligible que par les moyens du conte. L'histoire de l’une n'est que l'anticipation de celle de l’autre. À une aventure d'accès brutal à l'essentiel, couronnée par un trépas musical, succède le cheminement conscient, médiatisé par l'allégorie littéraire, d'une expérience différée par un processus photographique (de nombreux mois s'écoulent avant que Véronique voie Weronica sur son cliché, réalisant le contrechamp de la rencontre). Cette dissymétrie développe et accuse la singularité de chacune des héroïnes. À la Polonaise s'associe le brusque renversement du monde, la terre prenant la place du ciel. Par deux fois, pareille interversion s'esquisse pour la Française : au moment où elle est sur le point de répondre à l'invitation de son soupirant potentiel, la caméra entame un tel mouvement sans l'achever ; vers la fin, elle partage en rêve avec sa contrepartie la vision de l'église de briques, flèches vers le bas. L’emblème de l’œuvre, comme le titre l’indique, est donc sans cesse dupliqué. Une petite balle en plastique dur et transparent, de celles que l’on fait rebondir à l’infini avec des élans de plus en plus forcés, accompagne Weronika. Une photo suit Véronique, enfermée dans son sac à main, donnant la clé de l’histoire à la manière de Blow Up. De ce double symbole découle deux films. À travers la boule, Kieślowski voit le monde à sa façon, c’est-à-dire déformé par des angles bizarres, voilé par la matière même d’un écran tiré entre transparence et opacité, accroché aux hasards des rebonds capricieux d’un objet dont la courbe épouse les moindres accrocs du réel. La photographie induit une seconde partie en forme de jeu de pistes, d’enquête quasi policière, pleine d’indices à interpréter. Lorsqu’il verse dans ces mouvement tournants d’une fluidité surréelle ou s’abandonne à ces cadres qui se désaxent, le réalisateur culmine : son regard comme son art sont faits de tels détours, offerts par la caméra au quotidien le plus ésotérique.


Tournée le plus souvent dans un éclairage d’automne et d’au-delà, La Double Vie de Véronique est ponctuée de véritables moments de grâce. Tout est clarté, communication, prédestination, pressentiment. Le montage, en particulier, apparaît comme l’ordonnateur sensible de l’œuvre. Corps, gestes, lumières entrent en corrélation par la grâce de raccords abrupts, de rimes décalées parfois de presque une heure, par le mouvement que la caméra impose à l’œil au-delà des sutures entre les plans. C’est une chorégraphie de visages qui entraîne l’action, qui enchaîne les situations et les êtres. Tout cousine, tout voisine : le tarot et le cristal, la femme fardée et l’homme de loi, le don de Dieu (les héroïnes sont des artistes) et le reflet de soi, le chiffre et la voix (la voie) ; enfin l’amour, un amour blanc, pur, religieux. La seconde Véronique le vit sur un fil, avec un marionnettiste, destin, démiurge ou simplement métaphore du réalisateur. Chaque image en dit plus qu’elle n’est censée exprimer. On y voit beaucoup de vitres qui servent à séparer les personnages d’une vérité qu’ils ne parviennent pas à appréhender. Or, la première fois que Weronika rend visite à son père, à la campagne, elle s’assied devant le carreau, contemplant un paysage étonnamment serein. La vitre est fêlée. Hasard ou symptôme prémonitoire d’une traversée des apparences… La réflexion critique sur la vie devient aussi une réflexion critique sur une forme narrative : Luis Buñuel avait essayé, dans Cet Obscur Objet du Désir, un personnage scindé en deux actrices. Avant que ne l’expérimente David Lynch, Kieślowski tente deux personnages en une actrice, et pas plus que les réalisateurs mexicain ou américain, il ne livre le fin mot de l’énigme. Il accomplit même un pas en avant dans le mystère. Weronica et Véronique, embusquées derrière leurs fenêtres, semblent souvent se répondre à distance dans le récit, au-delà de la mort, à travers les temps et les espaces — faisant converger dans leur regard commun deux vieilles dames qui cheminent l'une vers la gauche, l'autre vers la droite. Pour le réalisateur, même le hasard est signe. Mais il ne prêche pas, il filme. Il donne à percevoir les images et les sons qui se répondent, les choses derrière les choses, les objets qui parlent. Il offre surtout l’éclatante révélation d’une comédienne, l’astrale Irène Jacob. Sous sa direction, tout à fait la même et tout à fait une autre, elle est Weronika et Véronique. La plupart du temps à l’écran, le plus souvent seule, elle bouge vrai, regarde droit, parle juste, elle existe, elle est d’une présence incroyable, elle a le sourire d’ineffable gourmandise de la jeune Ingrid Bergman, on l’aime. De recherches en poursuites, de couloirs en corridors, son itinéraire douloureux la conduira à un retour aux sources. À la feuille verte de son enfance répond l’arbre de la dernière image. Une main de jeune fille sur une écorce grise. La sève est à l’intérieur.


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Thaddeus
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