De 1918 à la fin des années 50, de la campagne à Tokyo, d’un homme à l’autre, de déboires en malheurs, sous l’œil entomologiste dénué d’affect de Shohei Imamura, nous suivons Tome. Femme insecte en quête d’ascension, qui ne parviendra, au mieux, qu’à s’enliser arrivée à flanc de motte. Dans cette Tome, il pourrait y avoir quelque chose de la vie d’O’Haru, femme galante ou des prostituées de la Rue de la Honte de Mizoguchi, si ce n’est que selon Imamura ces « héroïnes n’existent pas », contrairement aux siennes qui sont « bien réelles – il suffit de regarder les femmes japonaises autour de vous. Elles sont fortes et vivent d’ailleurs plus longtemps que les hommes. » confie-t-il à Audie Bock(1). Contre un peu de leur chair et pas moins de dignité, c’est ainsi que celles-ci parviennent à prendre le dessus des créatures libidinales que sont les hommes.


Nul doute, que l’œuvre d’Imamura ne manquera pas d’inspirer Osamu Tezuka pour sa propre Femme Insecte. D’ailleurs, bien que les titres des deux œuvres soient les mêmes dans notre langue, ceux-là différent en japonais. Le manga s’intitule ainsi : 人間昆虫記 (Ningen Konchuki) qu’on pourrait traduire par « Chronique de l’Homme insecte » ou encore « Chronique de l’insecte humain », tandis que le film porte le titre de : にっぽん昆虫記 (Nippon Konchuki) soit « Chronique entomologique du Japon ». Les dimensions sont tout autres. Nous ne sommes plus simplement à l’échelle d’une femme, mais bien de l’humanité pour Tezuka et du Japon pour Imamura. Ainsi, en 1963 avec sa Femme Insecte, le cinéaste compte bien poursuivre l'étude ethnologique de son pays, à travers l’acuité entomologique qu’on lui connaît.


Cette femme insecte lui aurait été inspirée par une proxénète, vie plus ou moins fantasmée à laquelle Imamura viendra greffer documents et images d’époque. Entre fiction et réalité, le cinéaste brouille les pistes et esquisse déjà ce qui deviendra sept ans plus tard son Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar, lui-même inspiré par la prostituée susmentionnée. Thierry Jousse, au sujet de John Cassavetes, évoquait la possibilité qu’avait ce dernier à « retrouver le documentaire par le biais de la fiction, alors qu’on le gratifie souvent du mouvement inverse. »(2) Ne pourrait-on pas en dire autant du cinéma d’Imamura et en l’occurrence de la Femme Insecte ? D’autant, que le rapprochement ne s’arrête pas là. Entre fiction et documentaire, les images se mêlent et iront jusqu’à atteindre un certain degré d’abstraction. Cette abstraction d’ailleurs, Jousse l’évoque au sujet de Faces (1968), quatrième film de John Cassavetes : « Changements d’axes brusques, panoramiques ultra-rapides, séries spasmodiques de gros plans non raccordés entre eux, inserts catapultés ou mouvements de corps imprévisibles, chaque instant de Faces est imprégné d’une palpitation qui fait perdre la tête au spectateur. Le tempo, le rythme ne correspond plus à la capacité visuelle moyenne de l’observateur. Il répond, comme dans l’action-painting, à la constitution d’un espace du toucher plus que de la vue ou, plus exactement, d’un espace où la vue est subordonnée au toucher. » Certes, le propos semble s’adapter bien d’avantage à la caméra furieuse qui enregistrait Cochons et cuirassés, le précédent métrage d’Imamura, mais ces dires seraient-il pour autant inadaptés au film qui nous intéresse ici ?


La constitution de cet « espace où la vue est subordonnée au toucher. », dimension de l’ordre de la sensation pure, « sensation d’avant l’objet », comme l’écrit Jacques Aumont(3), c’est ce qu’Imamura parvient à produire essentiellement à travers les très gros plans sur les corps accouplés de ses insectes anthropomorphes. Fondu de corps discontinus en un même corps continu(4), à l’instar de « boules de sensation brutes qui touchent directement, sans intermédiaire, le corps du spectateur. » poursuit Jousse. Le rythme particulier adopté par la Femme Insecte, bien qu’à l’opposé des Cochons et Cuirassés et Faces, contribue lui aussi à cette sensation. Lent, très lent même, composé de nombreux plans-séquences fixes, le film ira jusqu’à s’arrêter régulièrement. Ainsi épinglée, formolée sur la pellicule, la Femme Insecte s’arrête, s’expose sporadiquement sur cette plaquette de près de quarante années de culture nippone. Lancinant, hypnotique, le film frise, s’enroule, boucle et ce n’est pas un hasard si celui-ci s’achève sur une séquence similaire à celle qui l’ouvrait.


Le rythme se fait délirant même et les compositions de Toshiro Mayuzumi qui se joue bien souvent par dessus ces plans arrêtés ne manquent pas d’accentuer cette étrange sensation. L’effet produit n’est pas éloigné de ce que l’on peut ressentir à l’écoute des compositions de Hikaru Hayashi qui animent les images fixes des Carnets Secrets des Ninjas réalisé par Nagisa Oshima en 1967. Là encore nous sommes confrontés à un niveau d’abstraction supplémentaire que Jousse ne manque pas de rappeler dans son émission Blow-Up consacrée à Oshima(5). « L’image c’est la tradition, la musique l’abstraction » ajoute-t-il. Ainsi, ce qu’Imamura obtient en liant deux formes faussement contradictoires, nous permet, au-delà de voir, de ressentir et d’éprouver le film. Le cinéaste ethnologue a bien conscience que le film n’est pas en mesure de livrer une version inaltérée de la réalité qu’il cherche à représenter. En témoigne cette déclaration dans l’Évaporation de l’Homme (1967) : « Le sentiment de réalité est une chose en laquelle on ne peut avoir confiance. Tout ceci est une fiction. Ce feuilleton d’investigation s’est développé à partir de la réalité que constitue l’évaporation d’Oshima. Mais il ne s’est pas développé de lui-même. Au contraire. Il a connu ce développement parce qu’on a voulu le lui donner. » De la même manière, finalement, que la Femme Insecte s’est développée autour d’une femme qu’il a connu, d’une histoire du Japon communément admise et s’est poursuivie par la fiction.


La Femme Insecte est un véritable kaléidoscope, images et formes qu’on croyait établies se meuvent, évoluent, s’arrêtent et se meurent pour finalement renaître sous de nouvelles instances, parfaites illustrations du propos de Schopenhauer : « L’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. »(6) Une expérience somme toute déstabilisante dont je ne saurai que trop vous recommander le visionnage.


Article publié le 07/11/2015 sur Plan Tatami





  1. Audie Bock, Japanese Film Directors, Kodansha America, 1985


  2. Thierry Jousse, John Cassavetes, Éditions de l’Étoile/ Cahiers du Cinéma, 1989


  3. Jacques Aumont, L’Oeil interminable, Éditions de La Différence, 2007


  4. Georges Bataille, L’Érotisme, Les Éditions de Minuit, 2011


  5. Thierry Jousse, Blow-up : https://www.youtube.com/watch?v=h0TYeYNjjQ4


  6. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Presses Universitaires de France, 3ème édition 2014


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