La Fin du monde filmée par l’homme providentiel

Commençons par préciser que la version disponible, et donc visionnée, de La Fin du monde ne constitue qu’un aperçu de l’œuvre totale, qui devait durer trois heures. Cette critique portera donc sur cette seule version, qui cristallise les élans et les angoisses de son cinéaste démiurgique au passage de deux âges, le muet d’une part, âge d’or de Gance, et le sonore et parlant d’autre part, marqué par son déclin. Le film pense d’ailleurs le son comme un élément essentiel à ce dialogue entre l’ancien et le moderne, entre la France et le reste du monde, entre l’amant frappé à la tête et son amour désolé : Jean Novalic a enregistré sa voix sur des disques 78 tours qu’il adresse, à l’aide d’étiquettes, à des auditeurs précis, depuis les dirigeants du monde entier jusqu’à sa chère et tendre. Cette articulation du gigantesque et du minuscule constitue la structure d’un long métrage qui, telle une translatio studii et imperii, exhume le plus grand des martyrs, en la personne de Jésus Christ, pour le ressusciter et le réactualiser, les frères Novalic étant eux aussi décriés puis persécutés en raison de leurs travaux et de leur ambition.

Dès lors, Abel Gance s’autoproclame homme providentiel, le Christ ressuscité, et présente les Français comme un peuple élu apte à éclairer les autres, à les rallier à sa cause : le projet d’une démocratie universelle naît du sacrifice de quelques-uns qui acceptent la marginalité inhérente à leur condition d’êtres exceptionnels – un même plan sur une croix chrétienne apparaît en ouverture et en clausule – tout en s’emparant d’un espace politique marqué, lui, par l’exposition publique et planétaire, en l’occurrence la Tour Eiffel, qui donne lieu à une séquence d’action mémorable, et un conseil de toutes les nations. Abel Gance ressent le développement des nationalismes et pressent la montée du fascisme, leur répond par l’éloge de la solidarité et la communion dans des valeurs morales transcendant les confessions : un très beau plan révèle cela, celui où des hommes de foi débarquent dans une soirée mondaine en pleine décadence pour raccorder les riches déréglés à leur faiblesse congénitale.

Si La Fin du monde peine à démarrer, desservi par des tunnels de dialogues parfois approximativement joués – arrivée du parlant oblige –, il demeure une expérience visuelle qui rappelle, si besoin, la maîtrise doublée de la créativité de Gance d’un point de vue formel, bénéficiant d’une dernière partie saisissante. Peut-être aurait-il fallu le concours d’un écrivain pour que la parole dépasse le domaine strictement sonore et raisonne avec le propos du film – la rencontre entre Blaise Cendrars et Fernand Léger avait produit, une décennie auparavant, La Fin du monde filmée par l’ange Notre-Dame, sur une thématique similaire. L’ombre d’une superproduction, certes, mais surtout l’un des premiers films parlants de notre histoire ainsi que la matrice du cinéma catastrophe.

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le 29 janv. 2024

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