Nous sommes tous acteurs de l'Histoire. Nous vivons tous dans un présent que nous contribuons à modeler, y compris quand nous produisons du discours sur ce présent. C'est pourquoi il faut savoir prendre du recul face à une situation devant laquelle nous sommes charnellement convoqués, émotionnellement attachés. Et ne pas prononcer de sentences définitives, dites sous le coup d'une brutale instantanéité.


Le recul est d'autant plus simple quand on a l'impression que la situation a changé. Les banlieues décrites dans La Haine nous semblent bien éloignées de celles qu'on peut voir dans les journaux, à la TV, dans des vidéos. Les émeutes et affrontements entre jeunes et policiers ne font plus la une : la banlieue d'aujourd'hui, c'est celle du cancer islamiste, d'un mal qui irrigue toute une société, qu'on ne comprend pas plus qu'on ne comprenait le malaise des banlieues d'il y a vingt ans. Raison de plus pour s'intéresser à un film qui les décrivait déjà très justement, qui a "vieilli", c'est à dire qui a acquis une authenticité éloignée de nos préoccupations émotionnelles présentes.


Un article publié par VICE 'Paris n'a jamais autant fantasmé ses banlieues' à propos d'un jeune photographe immortalisant des scènes quotidiennes des banlieues, publié en septembre 2015, m'avait mis la puce à l'oreille. J'avais désormais l'impression que les banlieues et leur atmosphère telles qu'elle avaient cours dans les années 1990-2000 n'existaient plus. Désormais, l'imaginaire collectif l'avait absorbée, se l'était appropriée, et l'avait mythifiée. Les éléments rebelles de cette époque sont vus rétrospectivement comme des formes d'art, et leurs acteurs sont institutionnalisés (les rappeurs les plus virulents, contestataires, les codes vestimentaires et physiques, les comportements, le langage, etc.) En somme, on "fantasme" ces banlieues qu'on ne voit plus. Je le dirais : on se prend même à les regretter.


C'est le sentiment qui prédomine lorsqu'on regarde La Haine en 2017. Le souci esthétique du film avait déjà contribué à rendre beau ce qui était dès l'origine destiné à n'être que de vulgaires entrepôts construits à la va-vite et destinés à enrichir des sociétés de construction qui avaient obtenu toute latitude pour garnir le paysage de tours et de barres d'immeubles. Le noir et blanc donne l'impression d'un monde fini, hors du monde, que l'absence de trame musicale renforce. La seule musique qui ressort, c'est celle produite par la "rue" elle-même : Cut Killer bien entendu, mais aussi la musique ennuyeuse et interminable de ce garçon rapportant la caméra cachée qu'il a vue à la TV à Vinz. Mais, à l'instar de la girouette de l'introduction d' Il était une fois dans l'ouest, ou même du wagon de Stalker de Tarkovski, ces bruits désagréables au premier abord, passent à l'immuable et à l'esthétique par le cinéma. Ils sont fantasmés, cristallisés. Le cinéma, et l'art en général, est ce qui sort le réel de sa réalité, et le fait advenir à l'éternel. Et je suis persuadé que La Haine a contribué, très précocement, à faire entrer la banlieue parisienne dans le champ de l'art, dans l'imaginaire esthétique et dans les fantasmes collectifs.


La diffusion introductive d'images de mauvaise qualité, sorties de reportages TV sur des émeutes et manifestations de banlieue, renvoient à cette fenêtre ouverte sur la banlieue, et prédisposent à la fiction : la couverture médiatique est traîtresse, réductrice, et volontairement spectaculaire, et entretient forcément l'image de jeunes délinquants cowboys, prêts à tout pour, en retour, faire la une des journaux. "La violence engendre la violence" peut-on entendre dans la bouche de Hubert. Propos central du film, mais avant tout une pique adressée aux journalistes, malmenés par le réalisateur, et rendus responsables d'une escalade de la violence. La caméra du réalisateur prétend, elle, exorciser ce mal-être, en lui donnant le rang d'oeuvre d'art, en le sortant du caractère du hic et nunc, de son immédiateté. Et 20 ans plus tard, l'objectif est atteint. Loin de ne conserver des banlieues que leurs côtés les plus artistiques, susceptibles d'être reproduits dans la réalité présente, M. Kassovitz immortalise la violence et la rend constitutive d'un territoire enclavé, fonctionnant en vase-clos, comme on a immortalisé la violence (toute relative) du far-west américain dans les western hollywoodiens.


C'est cette violence nostalgique, perçue comme un mal sans être tolérée (l'ordalie finale de Vinz nous le rappelant), qui fait écho à notre actualité : les banlieues ne s'enflamment plus. Leur capacité de résistance et de résilience semble avoir été étouffée par les hurlements indignés des journaux et des politiciens, qui érigent la lutte contre l'islamisme radical dans les banlieues en priorité nationale. Ce mal silencieux, aux allures de rédemption face aux humiliations subies, nous ferait presque regretter qu'à une époque, la rébellion des banlieues prenait un visage de justice. La délinquance était la réaction charnelle d'un groupe hétérogène face au dédain, au mépris. La Haine se fait alors le porte-parole de trajectoires ascendantes, de résistants décidés à s'en sortir, de personnes qui, après avoir erré, retrouvent leur chemin. Loin d'accuser un camp en particulier, M. Kassovitz présentait une situation, des jeux d'influence et des conflits d'intérêts qui se superposaient, et qui rendaient la situation moins binaire. En somme, un monde déjà bien plus compréhensible. Mais ce monde a été obscurci par des enjeux religieux, qui n'ont pas détruit les anciens problèmes socio-économiques. La Haine aujourd'hui, c'est avant tout celle qui ne possède plus son porte-parole, et qui doit retrouver dans ses repères antérieurs une façon de s'accrocher au présent. Ce jeu dangereux, qui conduit à s'aveugler sur le présent dans la nostalgie d'un passé fantasmé, nous ferait presque culpabiliser de revenir souvent à ce grand film. Néanmoins, il en disait déjà beaucoup sur son époque, et nous en dit peut-être encore aujourd'hui sur la nôtre.

Alexandre G

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