La Honte
7.7
La Honte

Film de Ingmar Bergman (1968)

Portrait de l'humain ni plus, ni moins.

Jan et Eva sont un couple de musiciens vivant depuis près de 4 ans sur une île. Leur couple est fragile et tous deux évitent toute sorte de conflit qui pourrait le remettre en question. Pour eux, la guerre qui rôde sur le continent n'est qu'une formalité de plus qu'il suffit d'éviter en fermant les yeux. D'ailleurs leur radio ne marche pas.
Brusquement un jour pourtant, la guerre et son cortège d'atrocités est bien là....


Réalisé en 1968, juste après le terrifiant L'heure du loup (Vargtimmen) et s'insérant dans une quadrilogie insulaire horrifique après Persona (1966 -- la schizophrénie, la confusion mentale, les apparences...), L'heure du loup (sur les fantasmes et les créations d'un Artiste où l'illusion prend le pas sur la réalité) et avant Une Passion (1969 -- Vision mi-documentaire d'un couple gangréné par une certaine folie et le trauma avec une voix-off dont on ne saura jamais d'où elle vient, pour moi le plus dur des 4 films, si on accepte l'ouverture illimitée d'interprétations que peut susciter le Lynchien avant l'heure Persona), La Honte aborde une nouvelle fois la vision du couple selon Bergman mais sous la toile de fond d'une guerre absurde qui ne laissera personne indifférent.


Le couple d'Eva (Liv Ullman) et Jan (Max Von Sydow) est un couple fragile qui se brisera face à la guerre. Dès le début, les protagonistes se font maintes promesses (qu'ils savent inconsciemment qu'ils ne tiendront jamais) et se supportent tant bien que mal. Lui, lâche, pleureur hyper-émotif et hypocondriaque a mal pour un rien (une dent, une crampe) et tout est bon pour lui attirer de l'attention (de sa femme comme d'un autre). Elle, résignée et forte, va de l'avant, c'est elle qui tient les rênes du couple (elle s'occupe de compter les dépenses et l'argent qui restent), quitte à bousculer Jan, rôle qui parfois la gêne et l'ennuie au plus haut point. C'est un couple un peu mal assorti qui s'est lié pour survivre au malheur et au monde (l'Art ne semble qu'un prétexte et un refuge --illusoire-- de plus).


Brusquement des avions de chasses passent en un éclair et balancent des parachutistes.


Le couple ne sait que faire et sera le soir même, alors qu'il tente de fuir, alpagué par des militaires qui, caméra à la main, s'en servent pour leur propagande ("nous venons vous libérer de ce régime") avant de les laisser. Plus tard, alors que le couple tentera une nouvelle sortie, ce sera cette fois les débris matériels qui les empêcheront de rejoindre le village. S'arrêtant à une modeste bâtisse (une boulangerie ?), ils seront pris dans une rafle avec d'autres civils et emmenés a l'un des camps militaires en faction...


Il est incroyable de voir le soin que Bergman met à filmer ce qui arrive avant comme après l'arrivée militaire (sans compter que dans l'image de la guerre est traitée avec certains détails grinçant : les tortures et interrogatoires, les "docteurs" qui vous examinent plus ou moins dans le style "Vous n'êtes pas encore mort ? Bonne journée"...). Avant, des fragments épars d'un certain bonheur du couple et les derniers vestiges d'innocence (une petite ballerine qui fait de la musique, un tableau froid, lointain et distinct d'une certaine famille de la noblesse, des statues au visage neutres) pourtant perturbés de signes annonciateurs. Après en montrant toutes les conséquences au sein du couple comme des autres personnages. De Jacobi, l'ami et maire du village à qui l'on apporte des airelles devenant un hypocrite profiteur nommé colonel de l'armée régulière (sous prétexte d'être le garant de la liberté et de la sécurité du couple, il se rapproche surtout d'Eva et "monnaye" le fait de coucher avec elle. La guerre lui donne un prétexte pour prendre cette femme qu'il a toujours désirée --on peut supposer que le coup de téléphone anonyme que Eva prend au début du film, c'est sans doute lui) à Philip, celui qui donne du poisson mais, membre des rebelles ensuite, forcera Jan à utiliser un pistolet pour qu'il abatte un homme.


Mais ceux qui en souffriront le plus, ce seront bien sûr Jan et Eva.


"Le personnage incarné par Max Von Sydow est développé de façon magistrale. Voilà un homme qui est très bon, un musicien, un être généreux et fin. Mais qui est aussi un lâche. Pourtant, de même que les hommes courageux ne sont pas tous nécessairement des gens bien, un lâche n'est pas toujours un salaud. C'est un homme faible, indécis. Sa femme est beaucoup plus forte, elle sait surmonter sa peur. Le personnage joué par Von Sydow n'a pas cette force et souffre de sa faiblesse, de sa vulnérabilité, de son incapacité à résister. Il veut se cacher, se blottir dans un coin, ne pas voir, ne pas entendre, comme un enfant sincère et naïf. Lorsque la vie et les circonstances l'obligent néanmoins à se défendre, il devient instantanément ce salaud, et perd ce qu'il y avait en lui de meilleur. (...)"


Andréï Tarkovski - "Le Temps scellé" (éditions Cahiers du cinéma - page 174).


Dès lors que Jan tue quelqu'un, sa vie change et il comprend qu'il tient là quelque chose pour sa survie. Il comprend qu'il peut se prendre en main, ne plus avoir peur du monde, mais à quel prix. Dorénavant, il n'hésitera pas à menacer, torturer et tuer pour essayer de survivre, perdant son humanité au profit d'une incroyable puissance. Les rôles rechangent d'un coup et c'est désormais une Eva, horrifiée (par l'acte de son mari mais aussi le monstre qu'il est devenu, éclipsant l'homme qu'elle croyait connaître et aimer) qui suit comme une loque, l'unique objet de sa survie qu'elle méprisait pourtant. Et aimait aussi dans un temps encore plus éloigné....


"Au début du film, le héros est incapable de tuer même une poule. Mais dès qu'il a trouvé un moyen pour se défendre, il devient cynique et cruel. Il y a du Hamlet dans ce caractère. Le prince Danois, à mon idée, ne meurt pas des suites de son duel avec Laertes, où il succombe en effet physiquement, mais dès la scène de la "souricière", lorsqu'il comprend combien sont inexorables les lois de la vie qui l'obligent, lui un humaniste et un intellectuel, à ressembler à n'importe quel misérable d'Elseneur. Le personnage de Sydow devient, de même, quelqu'un de lugubre, qui n'a plus peur de rien. Il tue, il ne lève plus un petit doigt pour son prochain et ne sert plus que ses propres intérêts. C'est qu'il faut être, en effet, un homme d'une très grande intégrité pour pouvoir éprouver de la peur devant l'immonde nécessité de tuer ou d'humilier. Quand il ne connaît plus cette peur, et qu'il devient soi-disant courageux, l'être humain perd aussi sa spiritualité, son honnêteté intellectuelle, son innocence. Et la guerre soulève chez les hommes, de façon spectaculaire, leurs tendances les plus cruelles et les plus inhumaines. Dans ce film, Bergman se sert du phénomène de la guerre, comme il le fait dans "Face à Face" avec la maladie de l'héroïne, pour découvrir sa propre vision de l'être humain."


Andréï Tarkovski, "Le Temps scellé" (éditions Cahiers du cinéma - page 175)


La guerre, c'est la Honte qui pousse l'Humanité à se déchirer.


Et si Bergman se sert de celle-ci pour dévoiler l'âme humaine, il a bien compris que l'être humain reste définitivement malade dans ses rapports avec les autres, en couple ou non : il suffit juste d'une toute petite étincelle pour faire tomber le fragile château de carte de nos vies.


Grand film, un de plus à son actif.

Nio_Lynes
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Créée

le 27 févr. 2020

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Nio_Lynes

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