Le dernier Brizé entre dans cette catégorie de films dont il est difficile de dire du mal.
En premier lieu à cause de son sujet, dur et douloureusement sensible, eût égard au contexte économique français, et plus largement mondial.
Mais aussi parce qu'il est plein de qualités formelles indéniables, simplement mais lourdement handicapées par des faiblesses de fond, liées à sa nature même, je vais y revenir.
Sous couvert de suivre l'un de ces précaires malheureusement trop communs, La loi du marché se penche sur les dysfonctionnements du système et plus spécifiquement la crise de l'emploi dans notre beau pays. Foin de misérabilisme, l'on se prend au contraire à apprécier une certaine forme de franc-parler, une lucidité très fraîche, se gardant d'un jugement trop sévère à l'égard de ceux qui doivent au quotidien faire appliquer des règles qu'ils n'approuvent pas toujours, pas nécessairement.
À ce titre, la scène introductive au Pôle emploi pose immédiatement son rythme. Plan séquence filmé à l'épaule, affrontement verbal entre un Lindon qui sera d'une justesse indiscutable tout au long du métrage et le conseiller, face émergée de l'iceberg, garant d'un béhémoth que plus grand-monde ne semble comprendre, ni être en mesure de contrôler.
Le spectateur, pris comme témoin mais point pris à partie, peut se faire sa propre opinion dans une séquence où chaque partie en présence expose ses arguments, sans être apparemment capable d'expliquer exactement où elle souhaite en venir, ni réellement opposer de griefs à la personne qui lui fait face. La déshumanisation est prégnante, les hésitations omniprésentes, la fatigue et la lassitude également, incarnées par les nombreuses répétitions. Brizé a l'intelligence de balayer les caricatures d'entrée de jeu : le chômeur est volontariste mais maladroit, l'agent Pôle emploi est compréhensif mais démuni. Les enjeux sont clairs : le système est mis en échec, placé devant ses contradictions, manques de réponses, manques de moyens. Les hommes sont ballottés, ils ne sont pas acteurs de leurs destins respectifs mais suivent ce que le règlement et les directives leur imposent. Ce sont deux situations qui s'opposent, pas réellement deux individus.
À peine cinq minutes s'écoulent et le ton est donné, quelque peu glacial, en tout cas se voulant réaliste, l'actualité se joignant à la fête avec cette annonce récente d'un flicage renforcé des fraudeurs au chômage (même s'ils coûtent amplement moins cher que la fraude fiscale des contribuables parmi les plus aisés, mais c'est un autre débat).
Je ne vous ai pas dévoilé d'élément majeur de l'intrigue, rassurez-vous, c'est vraiment la toute première scène du film.
On trouve tout ce que l'on souhaite, parfaitement dans l'air du temps : un écho à ce scandale d'il y a quelques mois, où une caissière fut accusée de détourner les coupons fidélité laissés par les clients à sa caisse, la surveillance de masse... Encore une fois, on ne peut pas faire de reproche formel majeur au film.
La narration est habile, servie par un montage propre et un cheminement lisible, avec la conséquence dommageable d'une relative linéarité.
Et c'est la limite de l'exercice : l'histoire paie le prix de son réalisme, enfonçant pas mal de portes ouvertes. Il est sans doute souhaitable, et sans doute pas si fréquent, de montrer ces sujets au cinéma, mais je ne suis pas sûr que cela apporte beaucoup d'information.
À part peut-être nos ministres, qui peut aujourd'hui ignorer cette facette de notre société ?
Le rythme lent, d'aucuns diront poussif, est délibéré et répond aux impératifs du propos, mais est-ce justement très judicieux ? À vouloir épouser le réalisme, peu importe que l'histoire elle-même soit une fiction, l'on s'approche dangereusement d'un documentaire qui ne dit pas son nom, risquant en contrepartie de provoquer un décrochage du spectateur.
J'ajouterai à cela un point qui m'a particulièrement fatigué et chagriné : le cadrage caméra à l'épaule, à double tranchant. Donnant lieu à quelques plans superbes, c'est aussi la cause d'un roulis particulièrement désagréable et trop récurrent, empêchant de se concentrer sur quoi que ce soit, fond comme forme. La danse dans le salon constitue probablement le pire exemple de cette dérive, et m'a quasiment donné la nausée, pour une scène qui aurait intrinsèquement pu s'avérer intéressante malheureusement.
Au rang des choix discutables, j'éprouve quelque peine à trouver un intérêt au
fils handicapé de Thierry
Si celui-ci représente, on le comprend sans mal, une échappatoire, un regard sur sa "vraie vie" hors du monde du travail, et l'occasion de quelques moments heureux que l'on identifie aisément comme autant de bouffées d'oxygène dans une existence morose et précaire, il a également un effet d'exagération sur la misère (au moins apparente) du protagoniste principal.
Accessoirement, cela a tendance à diluer ce que j'identifie comme le sujet principal du film, sans y apporter grand-chose, à part peut-être un peu de profondeur pour Lindon.
Ce dernier n'en demandait d'ailleurs pas tant... Éclipsant systématiquement ses partenaires dans le champ, au premier rang desquels sa femme (à l'écran), il brosse un tableau au trait certes un peu épais, mais dont la sincérité et la justesse ne peuvent guère être démentis.
C'est une autre force du film à n'en pas douter, ne suffisant malheureusement pas à masquer une issue que l'on devine dès les premiers pas de Thierry dans le supermarché.
En résumé je dirais que malgré de très bons choix narratifs et quelques fulgurances de cadrage, au service d'un Vincent Lindon impeccable, La loi du marché peine sous le poids de son sujet, lourdeur aggravée par certains parti pris techniques discutables, et de petits écueils dans la construction des personnages et de l'intrigue, pour autant que l'on puisse parler d'intrigue.
Cela donne un film quelque peu académique, constituant une photographie intelligente et probablement fidèle de son époque, mais dont la pertinence cinématographique est sujette à questionnement.