Quand une icône se livre à ses spectateurs

En 2012, Clint Eastwood avait certifié qu’Une nouvelle chance serait le dernier long-métrage pour lequel il apparaitrait à la distribution en tant qu’acteur, préférant continuer à réaliser ses projets. Et alors que le célèbre octogénaire hollywoodien a enchainé en quelques années des films sur des personnalités (Jersey Boys) et héros américains (American Sniper, Sully, Le 15h17 pour Paris), le voici qui revient sur sa décision pour sa nouvelle réalisation. Une nouvelle « histoire vraie », celle d’un vieil homme qui s’est retrouvé à convoyer de la drogue pour les cartels. Mais plus qu’une intrigue authentique, La Mule est également le film le plus personnel de son réalisateur. Un autoportrait, une sorte de testament pour celui qui aura marqué le cinéma en y imposant sa pierre à l’édifice. Délivrant à cette œuvre une toute autre envergure que celle d’un drame pour le moins atypique.


Car si l’on devait prendre la trame de La Mule pour ce qu’il est, autant dire qu’il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Juste l’histoire de cet octogénaire, à la rue et rejeté par sa famille (car n’ayant jamais été présent pour elle), qui va retrouver un second souffle en transportant de la drogue, avec les agents de la DEA à ses basques. Un « nouveau travail » qui va lui permettre de gagner des sommes d’argent pour le moins dérisoires et lui offrir une toute nouvelle vie (voiture, aider certaines personnes, se rapprocher de sa petite-fille, passer du temps en bonne compagnie…). Hormis l’âge du personnage principal, Earl, qui apporte tout son sel (l’occasion de placer quelques vannes sur la vieillesse faisant mouche), on voyage ici en terrain connu. Et ce même si le tout se trouve par moment ponctué par la verve si caractéristique d’Eastwood (le coup du « proctologue » sent bon la répartie à la Inspecteur Harry). Non, ce qui donne à La Mule toute sa puissance sa puissance, c’est le fait que Clint le réalise et le joue, profitant de cette histoire vraie pour se l’approprier et en faire un parallèle avec sa propre carrière. Sa propre vie. Earl obsédé par ses fleurs et son travail, c’est Clint obnubilé par ses projets cinématographiques et sa carrière d’acteur/réalisateur s’étalant sur soixante-quatre ans. La séquence d’introduction où l’on voit Earl ayant du succès avec ses fleurs au point qu’on vienne le voir en tendant la main vers lui, c’est Clint vivant sa célébrité sous l’œil émerveillé de ses fans lui demandant un autographe. La déchéance professionnelle d’Earl (la modernité traduite par Internet prenant le pas sur ses méthodes de vente orthodoxes) et quelques séquences faisant références à la carrière du comédiens (les motardes à Doux, dur et dingue et Ça va cogner, le côté un peu fachiste et raciste de ses personnages…), c’est Clint se retrouvant dépassé par son époque. Des exemples de ce genre, La Mule en regorge à foison. Sans oublier les nombreuses répliques du film, qu’Eastwood use à fond pour présenter ses regrets personnels. Regrets d’avoir été un mauvais mari, un mauvais père. Regret d’avoir mis en avant sa vie professionnelle au détriment de sa personnelle, au risque d’oublier des anniversaires et d’autres dates importantes.


Vous l’aurez compris, avec ce film, Clint se livre à nous comme il ne l’a jamais fait. S’il avait déjà parler de la vieillesse et de la peur du temps qui passe dans d’autres projets (Space Cowboys, Créance de Sang, Million Dollar Baby, Gran Torino), il va jusqu’à casser son image iconique pour nous paraitre le plus humain possible. Assumant pleinement son âge (ne cachant pas ses rides, sa peau fripée, sa démarche bancale, le ton vacillant de sa voix…). Ne cachant nullement ce côté homme à femmes qui semblait le décrire au quotidien (voir le personnage d’Earl flirter constamment, même avec plus jeune que lui). N’ayant plus aucun filtre sur ce qu’il ressent actuellement concernant ses regrets et cette peur du temps qui passe. Révélant qu’il est prêt à passer à autre chose et à décerner le flambeau à son fils cinématographique en la personne de Bradley Cooper (l’ayant dirigé dans American Sniper et laissé réaliser A Star is Born) par le biais d’une scène lourde de sens. Et de savoir que la fille de son personnage est interprétée par… sa propre fille, Alison Eastwood, en dit long sur la mise en abyme du comédien. Voilà ce qu’est La Mule : un film pour le moins lambda qui prend une toute autre envergure par le fait que Clint en ait fait sa propre histoire, conférant à son film quelque chose d’incroyablement touchant et bouleversant. Au point de se dire que le réalisateur vient tout juste de nous faire ses adieux définitifs.


Et franchement, que dire de plus ? Comme à l’accoutumée, Eastwood nous livre un film techniquement maîtrisé. Savamment écrit, même s’il faut tout de même noté quelques errances scénaristiques (le personnage de Julio qui disparait comme ça de l’intrigue, ce qui se passe au sein du cartel pour qu’on évoque des histoires de trahisons et de renouveau, le dénouement, des ellipses assez lourdes…). Brillamment interprété, regroupant une brochette de comédiens investis (Bradley Cooper, Laurence Fishburne, Michael Peña, Dianne Wiest, Andy Garcia, Taissa Farmiga…). En bref, Clint fait encore une fois preuve de son immense savoir-faire en matière de réalisation, à savoir livrer une histoire avec autant de sobriété que de puissance émotionnelle. Sur la forme, ce n’est peut-être pas le plus abouti, mais sur le fond, La Mule se démarque du reste de sa filmographie tout entière.


Faisant aussitôt oublier la véritable taulée critique et commerciale qu’avait été Le 15h17 pour Paris, Clint Eastwood frappe un grand coup avec son dernier film. Et par « dernier », je ne veux malheureusement pas dire « nouveau » mais bien « ultime » long-métrage que nous livre cette légende du cinéma. Car si rien n’est pour le moment concret, La Mule semble être celui qui clôturera une immense et riche carrière. Celle d’un homme qui aura su nous offrir des titres mémorables, qui seront toujours utilisés en tant que références. Et pour cela, je ne peux qu’applaudir la star qui aura su étinceler pendant plusieurs décennies, et remercier l’homme qui aura su parvenir à se forger une légende aussi grandiose.


Critique sur le site https://lecinedeseb.blogspot.com/2019/01/la-mule.html

Créée

le 28 janv. 2019

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