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[Critique à lire après avoir vu le film]

Dès son premier long métrage, Harry, un ami qui vous veut du bien, Dominik Moll s'est placé sous le patronage de Hitchcock. Il s'en est éloigné depuis, notamment avec le réjouissant Seules les bêtes. Il y retourne, d'une certaine manière, en construisant son film autour de la question du Mc Guffin.

Ce que le grand Alfred nommait ainsi, c'est le moteur de l'action : de l'argent volé, des bijoux, un microfilm à récupérer... Hitchcock s'ingéniait à faire oublier ce Mc Guffin, pour générer du suspense autrement. Dès le début de sa Nuit du 12, Moll évacue tout Mc Guffin en annonçant qu'il s'agit d'une affaire non résolue. On va donc assister à une enquête, en sachant qu'elle n'aboutira pas. Voilà indéniablement une démarche d'auteur, qui évite les sentiers battus et se fixe une contrainte pour stimuler sa créativité.

Certes, il a eu quelques prédécesseurs : David Lynch avec Twin Peaks, Bong Joon-Ho avec Memories of murder, David Fincher avec Zodiac (même si, dans ce dernier cas, la non résolution n'était, je crois, pas annoncée d'entrée de jeu comme ici). Le film de Dominik Moll parvient à se faire une place à côté de ces grands films. Dont acte.

Si la découverte de l'assassin n'est pas l'enjeu du film, quel est-il alors ? L'aspect intéressant, c'est que c'est l'enjeu pour les protagonistes du film mais pas pour le spectateur. Voilà encore une déclinaison d'un principe hitchcockien, qui fonde le suspense sur le fait que le spectateur en sait plus que le personnage. Nous assistons aux gesticulations d'un groupe de policiers, dont nous savons qu'elles seront vaines. De là à les voir tous tourner absurdement autour d'une piste sans fin, comme des hamsters dans leur cage...

Le sujet premier du film, c'est donc l'impact d'une enquête qui piétine sur ceux qui s'évertuent à la mettre en oeuvre.

Les hommes qui suspectent

Le capitaine Yohan intériorise sa frustration : on ne doit pas déraper, il faut respecter les fameuses procédures, tenir compte des moyens toujours insuffisants... Mais l'affaire l'obsède : dans l'une des rares scènes oniriques, on voit son visage se superposer avec ceux des suspects. Ne subsiste de commun que ses pupilles dans le noir, la seule chose qui nous a été donnée à voir (de manière effrayante) dans la scène de meurtre. Yohan encaisse, non sans mal : ainsi de la scène où il "bugue" face à la mère à qui il doit annoncer le décès de la jeune fille. On devine en effet à quel point le métier peut abîmer un être... Le scénario ne nous dit rien sur sa vie privée, on sait seulement qu'il vit seul. On le voit sauter sur chaque piste qui se présente, considérer comme possible coupable chaque suspect qu'il interroge. Bref, tourner en rond autour d'une piste.

Son collègue Marceau, lui, au contraire extériorise : il incarne classiquement le wrong cop qui fait équipe avec le gentil Yohan. Marceau est âgé, et ce monde lui échappe : confronté à la jeunesse dans cette enquête, il ne comprend pas plus la notion de sexfriend que la violence verbale du rap. Pas facile, lorsqu'on est passionné par Verlaine en effet. Alors Marceau dérape (dé-rap), ce qui n'aide pas. Dominik Moll l'exprime parfois avec humour, lorsque Yohan l'héberge en lui demandant juste une chose, ne pas uriner à côté de la cuvette ! En d'autres termes, se contenir. Sinon, c'est lui qui devra réparer les dégâts. Exactement ce qui va se produire. Pour ne rien arranger, Marceau vient de subir un traumatisme personnel : sa femme, qu'on devine bien plus jeune que lui, s'est trouvée un amant qui l'a mise enceinte, ce que lui n'était jamais parvenu à faire. Comment mieux signifier à un homme qu'il doit laisser la place ? Cette infertilité exprime aussi son impuissance, emblématique de toute la police. Une impuissance due en partie au dramatique manque de moyens : "c'est toujours la lutte du bien contre le mal, mais avec une photocopieuse qui marche pas", résume le désabusé Marceau.

Autour du duo gravite toute une bande de collègues de la PJ, que Moll a le bon goût de ne pas trop caricaturer : le cinéma nous a habitués aux propos graveleux chez les flics, ici on se moque juste du jeune premier lorsqu'il entend compter ses heures sup' ou le jour où il décide de se marier. Cette dernière scène est importante : elle montre que la police ne comprend plus la jeunesse, qu'elle soit jouisseuse superficielle ou, à l'opposé, fleur bleue. Plus nuancé que d'habitude, le portrait reste tout de même à charge : lorsqu'on verra apparaître une femme enfin, trois ans plus tard (plus efficace que les autres d'ailleurs), celle-ci déclarera en substance que "les hommes de la PJ sont sans doute un peu moins racistes que ceux des commissariats... mais ils sont quand même très bourrins". Bac Nord, le film de Cédric Jimenez, nous montrait déjà cet aspect de la police, de même que la contrainte du manque de moyens et le sentiment d'impuissance.

"N'est-ce pas étrange que ce soient les hommes qui assassinent et aussi les hommes qui enquêtent ?" s'interroge en substance la même jeune femme. Décidément, oui, on tourne en rond. Et ce sera une femme, la juge, incarnée par Anouk Grinberg (que je découvre quasi vieille dame...), qui relancera la machine. En vain : le spectateur rejoindra donc les enquêteurs dans leur frustration de ne pas avoir résolu l'affaire.

Les hommes qu'on suspecte

La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, nous montrait en suspecte n°1 une "fille facile", mettant en exergue la difficulté pour un juré de statuer lorsqu'il est pollué par des considérations morales. Ici c'est la victime qui est une "fille facile". A moins qu'elle ne soit simplement une fille "pas compliquée", comme le corrige Marceau, ce qui enlève à la qualification sa connotation péjorative.

Ne l'a-t-elle pas "cherché" ? La question plane sur le film comme une chape. Défense de la formuler toutefois, l'un des flics en fera les frais. Il ne faisait pourtant que pointer que certaines filles (comme certains hommes d'ailleurs) recherchent les situations dangereuses... Mais, et je l'ai constaté maintes fois sur Facebook, quand le sujet est trop sensible la nuance n'est plus audible. En enquêtant, les policiers découvrent que Clara multipliait les relations. Or, "tous les mecs sont jaloux", comme le dit l'un des suspects. Dès lors, les pistes deviennent innombrables.

On commence par le dernier de ses petits amis, le jeune barman du bowling. Un cas volontairement banal : celui du mec qui couche sans être investi dans la relation. On ne le voit vraiment pas en meurtrier, plutôt comme pouvant susciter la jalousie chez la cohorte d'amants précédents.

On monte d'un cran dans la caractérisation avec le très jeune copain qui l'entraînait à l'escalade. Le voir prendre un fou rire même en répétant, comme on le lui intime, que "Clara s'est fait brûler vive" est assez glaçant - sans jeu de mots. Avec la notion de sexfriend, on franchit un pas dans la déconnexion du charnel et du sentiment. Il savait bien qu'il n'était qu'un parmi d'autres mais lui n'était pas jaloux car il avait "choisi" de ne pas l'être... Cette jalousie masculine quasi ontologique va être mise en mots par le suspect suivant, le rappeur.

Toute idée se matérialise en trois étapes : la pensée, la parole, la mise en oeuvre. Notre rappeur a franchi l'étape 2. Marceau, là encore, le force à formuler sa pensée, en interprétant sa "chanson" devant lui et Yohan. Insupportable pour le bad cop déjà à fleur de peau, surtout quand le rappeur proteste : "j'suis pas violent, moi". Pour bien pointer son irresponsabilité, Moll montre notre bad boy enfantin : il demande à prévenir sa mère qui, sinon, va "s'inquiéter".

On franchit encore une étape dans la bizarrerie avec le suspect n°4, le squatteur "répugnant" qui a envoyé le briquet aux enquêteurs. Il affirme lui aussi avoir couché avec Clara, ce que sa copine Nanie conteste. Le doute plane, mais le cas de Clara s'aggrave : elle frayait non seulement avec des bad boys mais avec des marginaux.

Le paroxysme en matière de dingo est atteint avec Vincent, joué par le très inquiétant Pierre Lottin. Une pure bête... pourtant capable de davantage de retenue que Marceau, ce qui ne le rend que plus effrayant. Il se paie même le luxe de demander à être voussoyé ! Lorsque Marceau écoute une conversation où le psychopathe menace sa nouvelle copine, c'en est trop, le vieux flic dérape sévèrement. Possible que ce soit lui, se dira peut-être le spectateur, il semble assez fou pour ça. Mais quel est son mobile ? Car il a tout du type détaché sentimentalement. On comprend d'ailleurs assez mal le geste du tee-shirt ensanglanté.

Enfin, moins inquiétant mais plus fou encore puisque fréquentant régulièrement les hôpitaux psychiatriques, il y a Mats, l'homme qui va se prosterner sur la tombe de Clara lors du troisième anniversaire de sa mort. Disculpé par son alibi. Avec lui, les hommes de la PJ comprennent que les (fausses) pistes sont décidément innombrables.

Car ce n'est pas tout, il reste une hypothèse non explorée. Les enquêteurs n'ont cessé de se pencher sur les nombreuses relations qu'avaient Clara, comment le leur reprocher ? Cette piste non explorée, c'est simplement celle du pervers qui tombe par hasard sur la jeune femme. Curieusement, on ne voit pas la PJ rechercher classiquement le même mode opératoire dans les archives, en quête d'un serial killer. Et si Clara s'était fait immoler simplement parce qu'elle est une fille qui était là au mauvais moment et au mauvais endroit, comme le suggère sa copine ? (On me dit que non, que le tueur appelle Clara par son prénom ? Peut-être bien. Mais cela n'annule pas l'objection puisque cela, seul le spectateur le sait...)

Les filles qu'on brûle

Au Moyen Age, on brûlait les sorcières. Aujourd'hui, on brûle les filles faciles. On couche avec sans s'impliquer mais on est jaloux. Il y a bien "un problème entre les hommes et les femmes", et ce problème concerne surtout les premiers, que le réalisateur charge lourdement. Une plume sur SC s'agace qu'on semble découvrir la lune ? Je ne suis pas sûr, pour ma part, qu'on enfonce tant que ça des portes ouvertes. Tant qu'on ne creusera pas cette question, on pourra créer tous les #metoo du monde, ce sera mettre une cautère sur une jambe de bois. Mais, c'est vrai, le film de Moll ne fait qu'effleurer la question, il ne la traite pas vraiment.

Faut-il le lui reprocher ? Le vrai sujet de son film est ailleurs : celui d'une police confrontée à un phénomène qui la dépasse de beaucoup (même constat que Bac Nord finalement). Et qu'on peut résumer ainsi : n'importe qui pourrait tuer une Clara, tant le "problème entre les hommes et les femmes" est patent. Un constat d'un pessimisme assez radical, que le réalisateur a voulu tempérer par l'image de Yohan ayant quitté sa piste cyclable nocturne pour le grand air des routes de montagne.

* * *

Alors ? Notre homme a-t-il réussi son ambitieux pari ? Aux 3/4 : je n'ai pas toujours été captivé par les innombrables interrogatoires. Et la réalisation est assez banale, hormis un ou deux beaux plans, comme celui en plan large de Yohan et Nanie assis à une table sur le lieu de travail de Nanie (photo souvent utilisée pour illustrer le film d'ailleurs). L'interprétation en revanche est impeccable : Bastien Bouillon et Boulie Lanners, notamment, font très bien vivre le duo complémentaire d'enquêteurs.

Moins brillant que Harry..., moins ingénieux que Seules les bêtes, cette un peu plus académique Nuit du 12 vaut pourtant pour le portrait que propose le cinéaste, alliant nuances et folie, d'une police confrontée à la société française d'aujourd'hui. Tout en se renouvelant, Dominik Moll confirme, de film en film, son statut d'auteur intéressant à suivre.

7,5

Jduvi
8
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le 12 mars 2023

Critique lue 64 fois

Jduvi

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2

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