Ou la promesse de l'invisible.
This world has ears and rocks have eyes
Nature loves to hide
The world is a bush full of fiery eyes
Nature loves to hide
Partition élégante, reprenant des mots de Sylvain Tesson, « We are not alone » de Nick Cave & Warren Ellis ne se contente pas d’habiller musicalement La Panthère des neiges, elle en résume mélodiquement le propos : plutôt que de forcer l’admiration en exhibant la beauté sauvage de la nature, on incite l’œil du spectateur à déceler les trésors cachés, à porter son regard sur ce monde dont il ne semble jamais saisir la teneur. Une démarche contenue par ce titre initial abandonné car moins vendeur que celui d’un best-seller, Promesse de l’invisible, et dont la nature est dorénavant résumée par la culture de l’affût prônée par le photographe Vincent Munier : on reste immobile et attentif, figé dans une humilité à vous déposséder de toute prétention, notamment celle de se croire nombril du monde, pour être tout entier dévoué à la traque d’une chimère : voir l’invisible, cette mystérieuse panthère des neiges, ce fantôme des montagnes qui sert d’habile MacGuffin à un récit dont la tournure se veut philosophique, amenant le spectateur à se montrer disponible au « divin » , au surgissement d’une vie impensable pour lui. « Tout n’aurait donc pas été créé pour le regard de l’homme ? », nous dit-on. En avoir conscience, c’est déjà reconsidérer la relation que nous entretenons avec les animaux, et plus généralement avec le monde qui nous entoure.
Notre condition de mal-voyant est explicitée, non sans humour, par Vincent Munier lui-même dès le début du documentaire : cette panthère des neiges, qu’il pensait avoir raté lors d’une expédition au Tibet, était bien présente sur ses photos mais presque invisible au premier abord, tant son pelage se confond avec le relief montagneux. Cette « vision miraculeuse » le conforte dans l’idée qu’il existe un monde invisible, vivant à l’abri de l’hystérie du nôtre, et dont la fragile présence ne se dévoile qu’à condition de se débarrasser de nos tics d’Homme moderne, croyant pouvoir soumettre le réel à toutes nos exigences ou caprices. Ne pas bouger, accepter de s’effacer, d’être englouti par l’environnement immense ou traversé par les vents glaçants, c’est être à l’affût d’un écosystème, d’un éden naturel que nous avons l’habitude de négliger.
Pour nous en révéler la présence, Marie Amiguet et Vincent Munier jouent alors avec les silhouettes, les formes minérales, les plans généraux étourdissants, jusqu’à pénétrer ces couleurs ocre ou blanchâtre, dans lesquelles se dissimule la faune locale. Chaque bête, avec sa fourrure, se fond dans un environnement qui lui est propre, offrant sa présence furtive seulement à celui qui sait en être digne. La patience nécessaire à l’obtention de ces images irradie à travers l'écran, contaminant un spectateur amené à porter une attention extrême à ce qu'il voit : on cherche à pénétrer les bourrasques de terre ou les enveloppes neigeuses, à sonder les crêtes escarpées ou la dense opacité minérale, à percer le mystère d'une vie nichée dans un océan de rien... Contrairement au documentaire animalier habituel, cherchant l’épate à travers des gros plans sur l’action animale, La Panthère des neiges prend à rebours les attentes du spectateur pour mieux lui apprendre à regarder. Pour l’apprendre à mieux regarder, à acquérir un regard patient, non fiévreux, capable de percevoir cette dimension unique qui relie les individus, les bêtes et la terre sur laquelle ils vivent.
Structuré autour du principe d’immersion, La Panthère des neiges se mue progressivement en expérience sensorielle grâce notamment à la documentariste Marie Amiguet : le travail effectué sur le montage et les prises de son, sur l’équilibre savant entre la place accordée au mutisme naturel et à la parole humaine, permet l’ébauche d’une harmonie avec l’environnement traversé, la révélation d’un monde nouveau et silencieux : on plonge avec les aventuriers dans la recherche de cette fameuse panthère des neiges, dans une attente riche en suspense et péripéties. Mais surtout, guidé par l’œil avisé du photographe, on goûte à la poésie de l’instant, on perçoit un réel truffé de merveilles : la silhouette d’un yack semble surgir d’un rêve d’enfant ; la brume mouvante ressemble au souffle expiré d’une montagne ; quant à la déambulation des barhals sur une ligne de crête, elle est perçue comme une écriture dont le sens profond nous échappe. Le mystère est là, à nous de le décoder : là où ne voyons qu’un désert, qu’un vulgaire amas de cailloux, la caméra distingue la vie et sa noble élégance. Un mystère porté par l’animal lui-même : lorsque son regard plonge plein cadre, lorsqu’il semble nous adresser un regard-caméra, on croit percevoir le reflet d’une véritable personnalité. Sa découverte, furtive et tant espérée, nous confronte alors avec une altérité complète. Comment aborder l’insaisissable, l’incommunicable ? L’affût est une réponse, celle émise par Munier et Tesson : il faut s’effacer dans la contemplation, accepter d’aller à la rencontre de l’autre sans rien attendre en retour. C'est ainsi, dans une attente toute religieuse, que la panthère apparaît, et que l’émotion gagnant deux aventuriers peut se transmettre au cercle des spectateurs. Le véritable miracle vient alors de se produire.
On peut bien sûr reprocher au documentaire un soupçon d’artificialité, notamment lorsque la volonté de coller au plus près du livre éponyme de Sylvain Tesson se fait sentir à l’écran (passage que l’on devine rejoué pour l’occasion, caméra qui précède la découverte d’une grotte, etc.). De même, les méditations de l’écrivain sur notre folie moderne, déclamées régulièrement en voix off, semblent parfois superflues et viennent parasiter l’éloquence de l’image. Néanmoins, La Panthère des neiges vise juste, en établissant une connexion entre cheminement philosophique et émotionnel, contemplation et conscience écologique. Son militantisme écologique a le mérite de ne pas être agressif, valorisant ce que la modernité ignore (le monde animal, la diversité culturelle, le goût pour l’incertitude et l’émerveillement), tout en se préservant d’une quelconque posture misanthropique. Le rapport humain ne disparaît jamais de l’écran, avec bien sûr la relation d’amitié existant entre le photographe taiseux et l’écrivain volubile, mais surtout avec ces liens qui se créent auprès d’individu appartenant à une autre culture, un autre monde ! Ce n’est pas pour rien si l’une des plus belles scènes du film est dédiée à la rencontre avec un groupe d’enfants tibétains : face à ces êtres dont ils ne comprennent pas le langage, nos aventuriers vont mimer, dessiner, jouer, pour construire un semblant de communication. Faute d’entrapercevoir une panthère, ils viennent d’appréhender cet humain avec lequel ils partagent la même planète. Voilà la véritable leçon de l’affût : être réceptif, comme le dit si bien Tesson, au saisissement du cœur.
I've travelled a lot, I was observed
I was observed and unaware
I've travelled a lot unaware I was observed
We are not alone (Good news for life)