Réapprendre à voir la beauté (dans le cinéma comme dans tout le reste)

La veille encore j'essorais mon aigreur.
Je ressortais du West Side Story de Steven Spielberg et je contemplais, las, le produit de cette époque qui est la nôtre.
Je constatais comment l'un des meilleurs metteurs en scène de notre temps s'était contenté une fois de plus de s'inscrire dans une culture de la reprise et de la redite.
J'observais comment la présence du pourtant talentueux Janusz Kaminski à la photographie n'avait pas empêché à ce film de sombrer dans les standards lavasses de l'orange et du bleu.
Et surtout j'actais une fois encore le fait que malgré toute l'autorité d'un Spielberg ce film avait lui aussi décidé de céder face aux prudences et aux sensibilités sociales du moment, quitte à sacrifier au passage toute prétention à l'exploration, à l'audace et à la richesse.
Spielberg hier. Ridley Scott et son Dernier duel le jour d'avant.
Même icône, même constat.
J'étais aigre.
Je me languissais d'une beauté qui n'avait visiblement plus cours dans notre monde, comme il pouvait m'arriver parfois de le faire à l'égard d'odeurs et de saveurs que je me surprends à ne plus retrouver dans mon quotidien.


J'étais donc aigre oui. D'autant plus aigre que je me sentais seul face à un tel constat.
J'étais l'anomalie, la sensibilité périmée, un ancien temps attendant d'être balayé par le nouveau.
Je me sentais tel un chien resté fidèle au cadavre de son maître, lucide sur la situation mais ne sachant me détacher de la promesse d'une dernière carresse.


Mais la beauté a justement en elle la surprise.
C'est dans l'essence même du beau que de surprendre.
Or c'est bien là ce qu'a su faire cette Panthère des neiges avec moi.
Elle s'est retrouvée dans mon champ de vision sans que je m'y attende...
...Et elle m'a émue.


Au premier abord, pourtant, rien ne semblait distinguer cette Panthère des neiges des autres productions de son genre.
Les films cherchant à magnifier la nature ne sont pas rares. Du Dernier trappeur à la marche de l'empereur, ils furent déjà quelques-uns à fouler du pied et du trépied ces paysages dont la beauté réside justement dans le fait que personne ne devraient les fouler.
Un geste artistique contradictoire donc qui peut faire tiquer.
Sous l'oeil à longue focale du documentariste, l'instant volé a toujours une dimension d'instant monté.
L'artifice se rappelle toujours à un moment donné à nous, surtout quand ce qu'on voie est censé nous surprendre.
Soudainement voir à l'écran ce qui aurait pu (ou dû) nous échapper rappelle à l'existence de celui ou de celle qui montre.
C'est tout le paradoxe – et souvent la limite – de ce genre de démarche ; limite à laquelle la première scène de cette Panthère m'a d'ailleurs très vite renvoyé.


À capter d'entrée cette conversation entre deux sherpas tibétains au sein d'un cadre bien posé et bien équilibré, Marie Amiguet et Vincent Munier rappellent au caractère fabriqué de ce qu'ils cherchent à filmer. Et si j'y ai d'abord vu la maladresse de deux photographes reconvertis en cinéastes, j'ai su progressivement ajuster mon regard.
Et si mon regard s'est justement ajusté c'est bien parce qu'en fin de compte ce film a su habilement le guider.
Mieux que ça : le rééduquer.


Je l'avoue il m'a fallu un certain temps.
La toile ne s'est dévoilée à moi que par couches successives.
D'abord les deux auteurs ont commencé par me rappeler toute la force qu'il y a à être photographe avant d'être cinéaste (du moins en ce qui concerne Munier). Mieux encore, ils m'ont souligné toute la puissance qui réside dans le regard du photographe ou cinéaste animalier.
Car Marie Amiguet comme Vincent Munier sont tous deux et avant tout des chasseurs d'animaux. Ils traquent pour voir. L'appareil photo est leur seul outil de capture. Et comme les brillants chasseurs qu'ils sont, ils ont une maîtrise totale et minutieuse de l'outil qui leur permet d'accomplir leur singulière besogne.
Le photographe animalier a le sens de la lumière, de la restitution des teintes, des contrastes et de la nuance et c'est ce qui explique ma première émotion face à ce film : la photo.
Juste la photo.


Partir à la chasse à cette Panthère des neiges fut donc d'abord pour moi un voyage à travers la beauté de la lumière et des cadres.
Le premier monde préservé que ce film m'a fait parcourir fut celui d'une photographie épargnée par les affres du cinéma grand marchand.
Ces saveurs que je croyais perdues je les ai dans ce film retrouvées, et rien que pour ce seul voyage j'étais déjà reconnaissant.


Mais cette chasse à la panthère des neiges ne s'est étonnamment pas arrêtée là.
Sur cette première couche les auteurs se sont mis à en apposer d'autres, dont cette présence de prime abord incongrue : celle de l'écrivain Sylvain Tesson.


« À quoi bon s'intéresser aux pérégrinations d'un citadin mondain en mal de frisson ? » m'étais-je dans un premier temps interrogé.
Quel apport pour ce voyage à part de banales lamentations ; celle du Parisien lambda qui déplore en permanence le fait qu'on soit tous coupés de la nature et des choses simples de la vie ?
Pourtant – et étonnamment – la présence de Sylvain Tesson dans l'aventure va s'avérer de plus en plus déterminante au fur et à mesure que ce film va se dérouler.


Tesson, c'est celui qui fait que ce film ne porte soudainement plus sur la nature et sa beauté mais plutôt sur l'Homme et son rapport à la nature.
Or Tesson est maladroit. Tesson n'est pas à sa place. Tesson est un brin ridicule et il le sait.
Dès lors Tesson s'efforce de s'effacer, de faire le modeste.
De faire l'homme humble.
Son verbe s'en ressent. Pendant les balades il rappelle sans cesse à l'incongruité de sa présence. Il ne cache pas le fait qu'il soit inadapté et timoré face à la situation.
Même ses réflexions de carnet de voyage finissent par se teinter d'une poésie propre à l'homme simple qui se rappelle à la réalité de sa modeste condition.


Mais mieux que ça encore – au-delà de rappeler à l'incongruité d'une telle présence humaine en pareil endroit – Sylvain Tesson devient aussi et surtout prétexte à une narration.
En justifiant la présence d'un guignol (à prendre ici au sens premier du terme), Amiguet et Munier nous font accepter qu'il puisse y avoir un orchestrateur au sein même du cadre.
Ainsi un discours et une histoire deviennent-ils légitimes au sein de ce documentaire qui semblait pourtant prôner l'effacement, et c'est clairement là que repose sa dernière grande force.


Car oui, à raconter leur histoire de chasseur de panthère plutôt qu'à montrer la seule panthère elle-même, Marie Amiguet et Vincent Munier nous offrent la possibilité de pleinement percevoir cette beauté cachée qu'ils entendent nous révéler.
Or là beauté ne se révèle pas à nous comme une évidence. Il ne suffit pas de trouver la panthère des neiges pour soudainement être saisi par sa beauté.
En fait la panthère n'a rien d'extraordinaire en elle-même si on ne sait pas l'apprehender comme il se doit.


La beauté n'est pas une évidence.
Elle est une surprise qui nécessite une condition.
Par exemple la sublime photographie de ce film ne pas ému parce que sa beauté allait de soi.
Non, cette photographie m'a ému parce qu'elle était un rêve avant de devenir un rendez-vous.
Un rendez-vous qu'on espérait sans l'espérer pour autant.
Une incongruité.
Un mélange d'accident hasardeux et de destinée.
Une surprise.
...Et au fond, la panthère des neiges relève – en tant que film comme en tant qu'animal – de la même forme de beauté.


La panthère des neiges est belle parce qu'elle est désirée et qu'on n'a même pas la garantie de la voir.
Elle est la rupture avec le ce-que-je-veux-quand-je-veux.
Elle est une simple potentialité.
Une possibilité qu'il faudra savoir saisir...
...Mais surtout une possibilité parmi une multitude d'autres, car pour celui qui sait attendre et observer, le monde est pétri d'un tas d'autres panthères des neiges.


Dans ce film, des panthères des neiges j'en ai vu des dizaines.
C'était ce renard du Tibet au regard foudroyant.
C'était ce chat des montagnes brusquement frustré d'avoir perdu sa proie à cause d'un rapace peu soucieux de ce qui était en train de se jouer.
C'était ces brames rauques des yaks en rut.
C'était ce souffle profond de cerf qu'une heureuse lumière a su rendre visible.
Toutes ces bêtes, tous ces flancs de montagne, toutes ces particules de poussière sont des panthères des neiges.
Des beautés qu'on espère et qui surgissent tout soudain.
Des surprises qui ne peuvent saisir que celles et ceux qui ont fini par apprendre à se poser, à observer et être humble.


En cela – bien sûr – la Panthère des neiges rappelle à tout ce qui fait la force vive d'une photo, d'un film, d'un sujet.
Mais il se trouve que c'est aussi avec la même évidence que ce film rappelle à la beauté des surprises et des rencontres.
Rencontre avec des enfants bruyants alors qu'on espérait se faire discret.
Rencontre inattendue entre un écrivain et un photographe sans laquelle ce film n'aurait pas pu voir le jour.
Rencontre entre ce film et moi. Tout simplement.


Après avoir dit tout cela je pense que vous ne serez pas surpris si je vous dis qu'en sortant de cette Panthère des neiges j'avais ravalé toute mon amertume ; digéré toute mon aigreur.
Moi qui arpentais les salles ces derniers temps en espérant des grands Spielberg, Scott ou Eastwood, voilà qu'au final j'ai su trouver ma panthère des neiges à moi au détour d'une heureuse rencontre ; un bel accident.
Une divine surprise.


Dès lors il ne me restait plus qu'une seule chose à faire sur le chemin du retour.
Devenir le temps d'un instant un autre Sylvain Tesson.
Me faire sujet et transmettre ce regard à mon tour.
Et espérer pour vous aussi ce retour à la passion.

lhomme-grenouille
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le 22 déc. 2021

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