Au-delà des écueils, possibles et assumés, que la démarche du documentaire animalier peut rencontrer, notamment en termes de reconstruction du rapport à la nature (sentiment d’une rupture entre nos « théâtres humains » et une nature préservée, une wilderness sanctuarisée), le film de Marie Amiguet et Vincent Munier propose une plongée esthétique et salutaire au sein des plateaux et des monts tibétains. Laissons également de côté une lecture et une critique politiques ou sociologiques de l’œuvre, qui pourraient nous mener vers des questionnements autour du positionnement des individus à l’origine du film (hommes blancs, occidentaux, perclus des valeurs attenantes, dans un rapport parfois viriliste à cette nature qui, malgré la démarche contemplative, reste à conquérir, ou du moins un étalon auquel se mesurer, à travers l’affût par exemple), nécessairement situés. Non pas que ces interrogations soient infondées ; elles ne sont simplement pas au menu de cette critique.
Les propos en voix off de Sylvain Tesson, parfois teintés d’un romantisme un peu déclamatoire, mais souvent touchant aussi, accompagnent efficacement des images d’une beauté émouvante. Cette beauté qui, même via l’image qui nous en éloigne, nous invite à réinscrire dans une temporalité oubliée le mode de notre existence. Dans cette quête de la panthère des neiges, la relation au temps qui passe impose un nouveau donné avec lequel composer son activité psychique. Le temps long, indissociable de l’attente des bêtes, de la recherche de la rencontre (du « rendez-vous »), ouvre la voie à de nouvelles déambulations statiques.
Les deux hommes échangent au sujet de cet « ennui » possiblement inhérent à une posture expectative, en particulier quand la probabilité de l’absence de résultat est forte. Ces attentes redéfinissent non seulement le rapport au temps et à l’oisiveté (apparente) du corps, mais aussi à la définition même de l’ennui, prétendu mal du siècle. Il ne s’agit plus de notre ennui moderne, produit de la satisfaction permanente de nos désirs, qui devient à terme une insatisfaction. Nos ennuis sont faussement actifs : ils sont passés à scroller des fils d’actualité, à regarder des écrans nous faire voir des séries standardisées, qui nous intègrent à une économie de l’attention où nous ne sommes pas acteur.ices, encore moins créateur.ices. Il est cet ennui qui rongeait Emma Bovary, incapable de satisfaire des rêves inaccessibles. Le rêve de Tesson n’est pas le même : il est une destination potentielle et un certain ennui en est l’itinéraire. Cette forme plus primitive de l’ennui, expérimentée dans une situation telle que celle dans laquelle Tesson et Munier se mettent, est véritablement active, propice à l’émergence d’une pensée fertile, d’un cheminement contemplatif et créateur. Il est un ennui qu'on peut rechercher, poursuivre, car cet ennui est une racine et pas une charogne.
Dans « La bibliothèque fantastique » (G. Genette & T. Todorov (dir.), Travail de Flaubert, 1983), Michel Foucault écrit que, pour rêver, « il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire ». Et pour lire vraiment (c’est-à-dire tirer les fruits de la lecture), il faut avoir le temps de penser. Et c’est l’ennui qui fournit, en partie, les conditions de possibilité de la pensée, et du rêve. Un ennui que nos conditions d’humains modernes ont parfois oblitéré.