Bien manger : une affaire de santé publique... et de cinéma.

Trần Anh Hùng, voilà encore un cinéaste – qui comme son nom l’indique n’est pas suédois – dont j’ignorais l’existence avant d’entendre parler de son dernier film. D’autant que celui-ci a semble-t-il fait partie des grands appréciés du dernier festival de Cannes, remportant au passage le prix de la mise en scène (ce qui n’est pas rien). Pourtant, une demi-année s’étant déjà depuis presque écoulé, assez évident est-il de constater que la presse française ne porte pas unanimement notre bon Dodin dodu dans son cœur. Il n’y a qu’à jeter un œil à Télérama ou aux Inrock’, à savoir que le film dure un peu plus de 2h pour bifurquer de salle, dans le dédale obscur de votre multiplex préféré ou de votre ciné de tiéquar favori, au dernier moment et aller voir The Marvels, qui en plus à l’amabilité de ne durer que 1h45. Et puis y a de l’action et des super-pouvoirs et des trucs qui font bip ! et qui font flash !, donc on se fera moins chier, non ? La lecture du pitch qui peut sembler assez linéaire nous achèverait-il par dessus tout d’oublier l’existence de ce velouté cinématographique ? [attendez j’ai mieux:] Aiguisez-vos couteaux, mettez votre tablier et sortez les casseroles, qu’on ne se mette pas du tout au fourneau, mais plutôt : parlons de La passion de Dodin Bouffant !


Plus j’y repense, plus je ressens des émotions, des couleurs, des plans.

La Passion de Dodin Bouffant est de ces films qui marquent, petit à petit, y laissant dans l’esprit de celui qui l’a vu des traces qui persistent et se précisent avec le temps.

Le film s’est vu reproché d’être soporifique – trop ‘‘lisse’’ pour étonner, trop long pour enjouer [ça marche dans les deux sens]. C’est à mon sens rater ce qu’il *est* très précisément : un film certes de cuisine et d’amour croisés, mais plus profondément un film passionnel, un film sur la passion, sur l’amour du travail achevé, sur l’équilibre ; l’équilibre entre les corps et leur répartitions, leur mélange, leur transformation. Ces corps, ce sont les légumes, ce sont aussi la cuisinière et le cuisinier qui les manipulent – les touchant, les humant. Si tout ça pourrait paraître bateau, le film séduit par cette proposition esthétique épurée et délicate, qui marie et harmonise tous les sens que l’on mobilise en cuisine, que le spectateur donc mobilise, conjointement aux personnages.

Le travail sur la lumière est la réelle facture plastique que l’on retient, travaillant la couleur du soleil qui pénètre la cuisine, déclinant au fil de l’avancée des recettes. On y voit le vrai sens d un cadre pictural, avec des plans qui nous font penser à du Rembrandt par exemple.

Il y en a pas mal qui restent en tête. J’en note deux : la juxtaposition d’un gros-plan sur une poire couchée dans une assiette et le corps nu, de dos, de Juliette Binoche allongée sur le lit. Ce moment tranquille où Dodin (Benoît Magimel) verse un bouillon sur du poisson : on y voit tout le relief et les fibres sur la peau de l’animal.

Le film nous donne ainsi à voir, à sentir, un vocabulaire culinaire, mais plus encore anatomique : ce que cuisine nos personnages est comme le prolongement de leur propre corps.

La dernière scène est parmi les plus belles que j’ai pu voir cette année ; un plan-séquence qui s’achève par un mouvement panoptique de la caméra qui tourne sur elle-même, permettant par un glissement temporel subtil, de faire transition sur un dernier plan qui nous montre une scène toute simple, Dodin et Eugénie qui discutent à table, sans que l’on sache véritablement si l’on nous montre ce qui s’est dit entre ces personnages, ou ce qui aurait pu s’être dit.

Il faut dire deux mots des dialogues. C’est quelque chose qui divise la critique manifestement. Certains y voient une justesse d’écriture, qui a fait le choix de privilégier des phrases très écrites, très ‘‘19e’’. D’autres se disent que le long-métrage, trop verbeux, se complaît dans sa forme et nous perd dans une accumulation de réparties trop factices pour sonner juste.

Alors parfois, je reconnais avoir comme percé – perçu – l’auteur qui est derrière certains dialogues, ma suspension consentie de la crédulité se faisant légèrement titiller la prostate [c’est anatomiquement possible vous croyez?] sur des phrases, des *mots* devinant qu’ils ont été écrit par un auteur ou une autrice qui cherche à coller à une période donnée. Mais le reste du temps – une bonne partie du temps – je suis embarqué dans une époque réaliste que j’ai plaisir à explorer par ses expressions et ses « traits d’esprits » (comme le dit Eugénie à Dodin), quand bien même elle n’est pas clairement explicitée (on est à l’extrême fin XIXe en gros, de ce que j’en ai lu).


Si le film peut rebuter à certains égards – manquer de liant parfois entre les scènes pour justifier qu’on change d’objectifs ou qu’on amène tel ou tel personnage – le nouveau long-métrage de Trần Anh Hùng laisse une saveur douce et tendre, teintée d’un fond plus dramatique qui nous rapproche des personnages et de leurs ressentir, faisant de nous les complices de moments de vie gastronomiques et intimes, nous permettant la mise en parenthèse d’une vie moderne qui oublie la simplicité fondamentale du vivant : créer, aimer [c bo putain].

Popoewmeow
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le 17 nov. 2023

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Popoewmeow

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