La Petite Sirène s’impose d’abord comme une sensation, une manière de couleur et de souffle qui rend palpable l’eau même du cinéma. À la faveur d’une direction d’animation attentive, d’une partition lyrique et d’un sens aigu de la scène musicale, le film de Ron Clements et John Musker transforme le conte en opéra populaire sans jamais renoncer à la précision artisanale du dessin. Cet amalgame de grâce et de méthode inaugure ce que l’on appellera bientôt la Renaissance Disney, non par dogmatisme historique mais parce que l’œuvre réconcilie deux pôles contradictoires, l’exigence picturale et le calcul narratif.
L’essentiel du film tient dans la mise en scène animée. L’univers sous-marin n’est pas seulement un décor : il est un opérateur de champ, un espace dramaturgique modulé par une direction artistique qui joue la lumière comme un instrument. Les fonds peints se superposent en plans de profondeur subtils et la caméra virtuelle effectue des travellings fluides qui ménage autant l’émerveillement que la lisibilité. Les principes classiques de l’animation servent ici l’énonciation : anticipation, exagération, squash and stretch soutiennent la gestuelle d’Ariel et d’Ursula, tandis que le layout orchestre les lignes de regard et les champs/contrechamps de manière à composer des motifs visuels récurrents. Le montage, enfin, obéit à la pulsation musicale ; les raccords accentuent les battements, les ruptures rythmiques amplifient le sens des chansons et organisent la durée de l’éprouvé.
La musique d’Alan Menken et la présence vocale de Howard Ashman donnent au film son architecture émotionnelle. Les numéros, loin d’être des interruptions, constituent des moments narratifs constitutifs. Part of Your World est un soliloque mis en espace, une séquence d’intériorité dont le plan rapproché progressif et la modulation harmonique traduisent la montée du désir. Under the Sea joue sur la couleur et la prosodie, il impose un contrepoint carnavalesque qui libère le récit de sa mélancolie originelle. Poor Unfortunate Souls fait d’Ursula une scène théâtrale où l’éclairage, la gestuelle et l’ornement vocal convergent pour créer une menace comique et abyssale.
Il serait vain cependant de faire abstraction des tensions que recèle le film. La simplification morale est inhérente au paradigme narratif adopté. L’effacement de la violence et de la tragédie originelles lui confère une clarté morale qui flatte l’économie du récit mais appauvrit la zone d’ombre du désir. Quand Ariel troque sa voix contre une forme humaine, l’écriture dramatique tend à privilégier l’enjeu romantique immédiat au détriment d’une interrogation plus subtile sur la subjectivité et la perte. Cette décision esthétique est liée à la machine industrielle qui porte le film et qui sait mieux que personne calibrer la catharsis attendue.
Les interprètes vocaux contribuent puissamment à cette dialectique. Jodi Benson donne à Ariel une conjonction de fragilité et d’appétit qui rend la protagoniste crédible sans l’excuser. Pat Carroll incarne l’abjection carnavalesque d’Ursula avec une mâchoire vocale qui transforme l’archétype en figure dramatique entière. Samuel E. Wright injecte dans Sebastian une perfusion rythmique qui structure la mise en scène musicale.
Ce mélange de nerf et d’artifice rend La Petite Sirène exemplaire et problématique à la fois. Sa réussite tient à la manière dont le cinéma d’animation peut organiser l’évidence sensorielle : la mer est donnée, la chanson est acte, l’espace se plie au motif. Son insuffisance tient à ce que la narration, soumise à la logique du spectacle, édulcore les cartographies morales qui faisaient la singularité du conte. Le film demeure cependant une partition magistrale où le studio, par la tension entre mécanique et poésie, trouve un langage nouveau. Au sortir de cette mer en technicolor, on garde la sensation d’un récit qui chante encore, et la nostalgie d’un silence que le film n’a pas osé conserver.