Aborder la question de la foi relève un peu de la gageure : on passe derrière Bresson, Tarkovsky, Pasolini, Dumont et Cavalier, entre autres noms illustres. Cédric Kahn, qui se déclare agnostique comme la plupart des Français, a donc choisi de l'aborder par la bande. A travers l'histoire de Thomas, il raconte ces centres d'obédience catholique qui accueillent des jeunes en perdition, ici des toxicos. Une expérience convaincante, à en croire le film. Connaissant le souci d'exactitude de ce réalisateur, on peut penser qu'il s'est bien documenté pour donner à voir un fonctionnement proche de la réalité.

Il y a d'abord l'abandon de ce qui faisait sa vie d'avant. Thomas se déleste de tout : ses habits (jusqu'au slip !), ce que contenait ses poches jusqu'au moindre centime, sa coiffure enfin, vite réduite à la boule à zéro comme à l'armée. Le seul fait de supprimer le portable implique déjà un bouleversement en profondeur. Déjà une désintoxication douloureuse. On loge ensuite en dortoir : l'intimité n'a plus sa place ici.

Il y a ensuite la discipline. Interdiction de... s'asseoir, comme le dit dans la chambre à Thomas son "ange gardien". On travaille dur mais au grand air, de quoi retrouver une vigueur physique et morale. La cigarette, l'alcool et les filles (le vice, quoi) sont bannis. Et, pour ne pas être tenté, interdiction d'être seul. Apercevant un paquet de cigarettes, Thomas va craquer, en piquer une pour se la fumer caché dans une grange alors que tout le monde le cherche. Pour avoir violé cet interdit, il faut demander pardon : ne pas se justifier, simplement appliquer la règle. Une camisole morale. Thomas ne tarde pas à se sentir en prison. Pétage de plombs, fugue vers le village le plus proche.

Désencombrement par délestage, surveillance permanente, discipline de fer, voilà qui évoque en effet la prison. Mais ce qui diffère de la prison, outre la splendide vue sur le Vercors, c'est la solidarité chaleureuse qui règne entre les pensionnaires. Elle est d'autant mieux acceptée que tous sont passés par les difficultés qui sont celles du nouvel arrivant. Le principe du parrainage est également fécond : rien de tel que de se sentir utile pour adhérer à une cause. C'est le fameux "j'ai besoin de toi" lancé par l'abbé Pierre à un SDF lorsqu'il fonda Emmaüs. Ici, on note que Thomas va à son tour aider un nouveau pensionnaire déboussolé comme lui à son arrivée, dont le suicide le bouleversera.

Pour des jeunes ayant perdu tout repère, on imagine bien que la recette soit efficace... même si Kahn prend soin de montrer que certains n'y arrivent pas et quittent les lieux. C'est d'ailleurs ce qui aurait été le lot de Thomas, n'eût-il rencontré l'amour opportunément : la belle Sybille sait le convaincre d'y retourner. Dès lors, deux amours vont entrer en concurrence.

Dieu perdra la partie.

Enfin, il y a la religion. Les rites que Kahn nous montre donnent un peu l'impression de faire partie du package sans être vraiment l'essentiel. Jamais le cinéaste ne montre la foi, si ce n'est, peut-être, avec le personnage de Soeur Myriam incarné par Hanna Schygulla, l'égérie de Fassbinder qu'on retrouve avec plaisir. Tous ces jeunes pratiquent les rites avec ferveur, apprennent des psaumes par coeur et invoquent Dieu en permanence, mais est-ce cela la foi ? La belle scène où Soeur Myriam gifle Thomas parce qu'il se prétend heureux est à cet égard significative : "ne te mens pas à toi-même" lui lance la religieuse. L'injonction résonnera dans la tête de Thomas à la fin du film, sur une aire d'autoroute.

De la même façon, tous ces jeunes, si heureux d'avoir retrouvé dans ce lieu une colonne vertébrale, ne se mentent-ils pas à eux-mêmes ? Qu'est-ce qui les rassérène, la présence divine ou bien simplement un mode de vie sain et un entourage affectueux ? Cédric Kahn ne répond pas vraiment à la question mais il la pose au spectateur, notamment avec la très dépouillée séquence des témoignages face caméra, qui auraient pu tout aussi bien se tenir chez les alcooliques anonymes. Plus que l'émotion de la personne qui témoigne (sourire radieux, pleurs, blocage...), c'est la réception par la foule qui intéresse le cinéaste : en quoi chaque histoire individuelle soude le groupe.

"Je crois non pas à cause mais en dépit des miracles", a dit le théologien Rémi Bragues. Le catholicisme se méfie des miracles, ce qui l'amène à ne les reconnaître qu'au compte gouttes. On se souvient aussi que dans l'Evangile le Christ enjoint souvent aux apôtres de ne révéler à personne le miracle qui vient de se produire. Ici, c'est bien un miracle qui va convertir Thomas. Dans l'Evangile, Thomas est le sceptique, celui qui a besoin de voir pour croire, rabroué en cela par le Christ ("Parce que tu as vu tu crois... Heureux celui qui croit sans voir vu"). C'est parce que, s'étant perdu en montagne et foulé la cheville, il peut au petit matin marcher normalement que notre Thomas décide d'embrasser la prêtrise. Lumière céleste ou auto-persuasion ? Classiquement, le religieux auquel Thomas a affaire sonde la profondeur de sa détermination - Bruno Dumont avait déjà montré cela dans Hadewijch.

Si notre héros figure Saint Thomas, son ange gardien, lui, se nomme Pierre. Pierre, c'est l'apôtre emblématique de la foi solide ("tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise") mais aussi celui qui peut toujours vaciller ("je te le dis Pierre, avant que le coq chante tu m'auras renié trois fois"). Ce qui fait douter le Pierre de notre récit, c'est de quitter le cocon de cette communauté pour aller vivre avec l'une des pensionnaires. Il craint d'affronter l'inconnu. Or, à mes yeux du moins, c'est précisément cela la foi : se jeter dans le vide, en toute confiance, sans savoir ce qui adviendra. "Laisse tes affaires et suis-moi", lance le Christ aux premiers apôtres ou au "jeune homme riche" qui lui demande comment être plus exemplaire. C'est ce que ne parviennent jamais à faire les protagonistes du film. Il y a aussi dans la foi une part de mystère absente en ces lieux : celle que clame les protagonistes relève plus d'un environnement propice que de la révélation. Y compris, donc, celle de Thomas.

Prier ? Ce n'est pas adresser au ciel une suite de demandes, c'est "se mettre dans la main de Dieu", dire : "que ta volonté soit faite". Et, surtout, écouter plus que parler. Au contraire du Thérèse d'Alain Cavalier, le film ne s'aventure pas sur de tels terrains, Kahn entendant plutôt montrer l'ambivalence du système religieux : ossature morale contre endoctrinement. Une drogue n'a-t-elle pas pris la place d'une autre ? Tels des junkies, ceux qui doivent quitter le centre craignent de ne pas tenir sans le soutien du groupe. Le remède est efficace, on l'a dit, mais il ne favorise pas l'autonomie. C'est ce que dira Sybille à Thomas au téléphone : tu peux avoir la foi sans devenir religieux.

Ainsi le film de Cédric Kahn parvient-il à arpenter une ligne de crête, ni dénonciation basiquement anticléricale ni éloge béat de la religion, tout en nous contant une belle aventure humaine. Cela, il le doit beaucoup à l'intensité de ses acteurs, l'étonnant Anthony Bajon en premier lieu, entre rage intérieure et émerveillement enfantin, mais aussi Damien Chapelle, convaincant en roc calme et aimant, qui tire son protégé vers le haut.

Le film de Kahn souffre malgré tout de quelques travers.

En premier lieu, le didactisme qui est le lot de nombreux films français : une scène pour dire ci, une autre pour dire ça, le tout donnant une impression rigide de meccano dont chaque pièce s'emboîte parfaitement. Ici, par exemple, il fallait montrer que certains jeunes craquent et se procurent de la drogue, puis que Thomas, qui les en empêche, est à son tour tenté puisqu'il n'est pas si simple de se désintoxiquer. Idem pour la scène de gospel destinée à montrer que ces jeunes ne sont pas si austères, et pour celle où Pierre et Thomas creusent un trou inutile, afin de signifier que Thomas est à présent prêt à accepter n'importe quoi.

En deuxième lieu, quelques invraisemblances. Comment un couple peut-il se former puisque les filles sont "interdites" et que les communautés vivent constamment séparées, si l'on excepte quelques fêtes dans l'année ? Comment Thomas peut-il passer la nuit dehors en montagne sans que les autres le cherchent avec acharnement comme on les a vus faire pour le jeune qui s'était suicidé en forêt ? Avec quelques sous en poche, il parvient à rejoindre Sybille sur son chantier de fouille en Espagne ? Sans aller jusqu'à l'invraisemblance, certains événements sont trop vite expédiés : la désintoxication en une nuit, hop, problème réglé, à mon avis c'est un poil plus compliqué que ça... ; Thomas revient au centre et ça y est, il adhère à fond aux bondieuseries. Ce qui est trop vite expédié aussi, c'est le coït, comme d'habitude au cinéma : en quelques coups de rein violents, la fille ne risque pas d'avoir un orgasme, il faut le dire et le répéter pour lutter contre ce cliché toxique. Kahn ne le montre d'ailleurs pas, donc aucun reproche à lui adresser là-dessus. Comme souvent, tant mieux pour le garçon, quoi !

Enfin, le film verse un peu dans les bons sentiments. Tous ces jeunes sont un peu trop formidables d'empathie et de compréhension, non ? La nuit que passe Pierre sur une chaise suite à la crise de son protégé est un poil too much, de même que la scène d'adieu de Thomas, à la limite de la mièvrerie. Kahn montre bien la difficulté à tenir sans drogue et à faire avec la discipline du lieu, jamais les difficultés inhérentes à toute vie en communauté. On est loin des Anges du péché de Bresson...

Malgré ces quelques faiblesses, La Prière emporte l'adhésion. On le rapprochera d'un autre film à l'argument très proche, Un poison violent de Katell Quillévéré, sur un versant plus jeune puisque l'héroïne mise en scène par la réalisatrice a 14 ans. Les deux longs métrages forment une assez belle exploration du sujet.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 11 mars 2024

Critique lue 2 fois

Jduvi

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